Lettre

De : Henry-Louis Baratin, à Auxerre

À : Marguerite Beslais, à Paris

Date : 30 juillet 1944

Ma chère Guite,

Je n’ai pas eu de nouvelles de vous depuis 3 jours, aussi je pars bien triste. Comme ce courrier est irrégulier ! car je ne veux par croire que quelque chose de grave vous soit advenu là-bas. Et pourtant ce début de communication entre nous allait être une douceur dans notre séparation puisque nous allions pouvoir nous répondre à nos lettres. Sans doute d’ailleurs recevrai-je demain ce que j’attends avec impatience.

J’ai commencé à lire, à relire plutôt, mais la première lecture date de pas mal d’années, la Confession d’un enfant du siècle. Je n’en suis pas encore loin que j’en suis déjà dégoûté. Les théories sur l’amour d’Octave d’une part et celles du sieur Desgenais de l’autre, semblent aussi monstrueuses l’une que l’autre. Octave, sorte de papillon qui à chaque «expérience» (le terme est joli !!) est sincère et l’autre, papillon aussi, et sceptique et cynique même ne m’enchantent guère. Le style en est volontiers grandiloquent et veut être oratoire. Vraiment Musset vaut mieux dans le genre non sérieux, poésie légère et théâtre, ne croyez-vous pas ? Pour atteindre à la philosophie, ou du moins, pour rédiger un ouvrage à l’aspect philosophique, il faut sans doute être un type sérieux soi-même. Pour moi j’ai trouvé —pardonnez-moi grands dieux– une astuce de mauvais goût à propos de ce début ; «c’est que j’ai soupé de ce Desgenais» évidemment, il y a mieux et votre mot sur les réunions «maïeutiques» nettement supérieur, je vous l’accorde volontiers.

À propos de folie il apparaît de plus en plus visiblement que les populations civiles et laborieuses de notre bonne ville d’Auxerre sont devenus idiotes depuis les bombardements : à chaque alerte des meutes hagardes plongent littéralement dans les abris, distinguant à 6 000 mètres si les avions qui se promènent sont anglais, américains ou allemands.  Nous étions, maman et moi, cet après-midi chez des amis à la lisière de la ville. Il y avait là une dame assez jeune qui cousait au milieu de nous dans le jardin. Des avions planaient sans souris très haut. Tout à coup alerte ; la petite dame devint blême et cria : «Oh moi, je descends à la cave». Toute la troupe suivit. Maman, le fils de la maison et moi sommes restés là à compter les beaux oiseaux blancs.

Autre chose d’important, Roosevelt est désigné par le Congrès «démocrate» de Chicago comme candidat à la présidence. Les USA courent à la dictature, c’est sûr. Ainsi choient les dernière démocraties car l’Angleterre y va elle aussi. Vous ai-je conté qu’en l’un de mes séjours  chez nos «littérateurs», j’étais allé à Cardiff dans l’ouest. Il y a là un vieux château qui possède tout une série de corniches en pierre. La tradition fut qu’on sculpta ces pierres en têtes de rois d’Angleterre au fur et à mesure des âges. Quand j’y étais, une seule corniche restait en pierre brute, Georges V nous regardait de haut à l’avant-dernière pierre. La tradition est qu’il n’y aura plus de rois quand il n’y aura plus de pierre à sculpter. Or maintenant il n’y en a plus. Évidemment vous allez me rétorquer que le roi actuel, n’ayant point de fils, la princesse Elisabeth va prendre le pouvoir et que ce sera une reine et non un roi ; mais mademoiselle Bétasson, je vous rétorque que la Queen Victoria «pomme» en bonne et due place comme gargouille. Donc plus de roi, plus de reine, plus de démocratie mais un solide régime de trique… hélas.

Je médite là-dessus parfois, nous ne connaîtrons plus peut-être ma douce amie les beaux jours que nos aînés ont pu avoir dans leur vie ; nous vivrons dans un collectivisme atroce où nous ne pourrons peut-être plus être nous deux sans la présence plus ou moins constante d’un populo infecte. Je me rappelle les doléances de certains de nos amis allemands d’avant cette guerre, c’était des professeurs qui n’avaient plus de vie personnelle. Il faudra je pense militer au milieu d’infâmes réactionnaires pour être dans la maison, car la révolution comme toutes les choses brutales va trop loin.

Décidément ce papier que je viens d’acheter ne vaut rien. Maman qui fait elle aussi ce soir de la correspondance en fait heureusement grande consommation. Aujourd’hui ma belle demoiselle, je suis resté dans la ville sans partir en campagne. Hier soir je suis rentré un peu avant le couvre-feu qui a bien ici à 22h30 ; j’étais à vélo et chargé de belles pommes de terre nouvelles et autres choses vertes. Habituellement je pavoisais, car il n’y a ici presque pas de pommes de terre. Je ne trouve plus de lait et j’en suis navré pour mon Gros-Père qui guette mes arrivées avec une angoisse heureuse et des mron ! mron ! joyeux. C’est une bonne pâte de bête de 10 ans passés, leste et joueuse.

Voilà ma grande fille les choses qui m’entourent et qui font travailler les cellules blanches et grises de mon crâne. Il en est d’autres aussi qui les font s’agiter mais celles-là sont plus mystérieuses et entraînent toujours un sourire un peu triste sur mes lèvres. Quand je pense à vous, bien souvent puisqu’aussi bien, tout me fait songer à cette douce apparition, c’est un sourire comme vous me le demandiez qui me vient, mais il est mêlé de tristesse, de ce que j’appellerais volontiers «desiderium» puisque nous n’avons pas de mot français qui unisse regret et désir. Étrange épreuve en vérité et quand finira-t-elle ? Ici des bruits étranges circulent, bobards bobardisants aggravés de bouche en bouche (et encore je ne m’en mêle pas jusqu’alors…) qui ont un air corse de maquis. Tout le monde a vu des «types de la Résistance» faire telle ou telle chose. Celui qui n’en a pas vu a l’air d’un idiot, comme celui qui n’a jamais été mitraillé sur la route. Pour moi je continue à affirmer devant vous que celui qui est mitraillé est un être qui a la «poisse» et qui manifestement ne fera pas de vieux os –d’où tête du client.

Je mettrai demain matin cette lettre à la poste avant d’avoir reçu la vôtre. Elle ira bientôt j’espère retrouver ma chère amie, toute belle, telle que je vous ai admirée la dernière fois sur la place de l’Odéon, belle malgré la lassitude et la peine, telle que je vous vois partout quand je roule sur la route et que regardant les nuages, ma déesse m’apparaît. Ma bien chère petite Guite je coule doucement ma tête sur votre épaule.

Rylouis