Lettre

De : Henry-Louis Baratin, à Auxerre

À : Marguerite Beslais, à Paris

Date : 11 août 1944

Ma chère petite Guiguite,

J’ai eu hier, à grande vitesse, votre lettre de mardi. Comme je vous le disais avant-hier, les PTT ont maintenant établi un service de camion. La lettre du dimanche que vous n’aviez pas encore reçue mardi a dû se trouver à Laroche ou sur la ligne, pendant le bombardement sérieux sur cette gare centrale. Le pont sur l’Yonne a été presque entièrement détruit à ce moment. L’ouvrage a été achevé avant-hier. D’ailleurs tous ces jours sont émaillés d’alertes. J’étais ce matin en campagne de ravitaillement à 20 km d’ici et j’ai assisté à des bombardements par les oiseaux argentés, sur les villes des environs. Spectacles grandioses quand on voit de loin et sans songer aux pauvres bougres qui sont en dessous.

J’étais donc de matin parti à 7h30 avec deux amis et le fils de l’un d’eux. Et je songeais en roulant sur ces belles petites routes fraîches des environs d’Auxerre au bonheur qui serait nôtre si nous y avions été tous deux en bicyclette. Sans les avions qui bourdonnent continuellement au-dessus des têtes, on se croirait en un temps bienheureux. Et je pensait que pendant cette course que je rêvais, vous m’auriez parlé de choses et d’autres, j’aurais entendu votre voix qui me manque.

J’espère ma chère petite demoiselle que vous avez continué à m’écrire malgré votre pensée que ces lettres que vous m’écrivez sont chaque fois les dernières. Elles arrivent et arriveront peut-être toujours, n’avez-vous jamais entendu parler de certains dieux… L’avance américaine absolument foudroyante risque fort d’englober Paris et ici, à peu près en même temps. À Chartres aujourd’hui et à Châteaudun, ils peuvent par Orléans être assez tôt dans mes contrées comme par le nord être à Paris. Le point noir reste évidemment Soissons, je le conçois aisément. Mieux aurait valu voir votre sœur arriver à Paris. Mais il est possible aussi que, contournant la ligne Hindenburg par Belfort, les Britanniques forcent les Fridolins à se battre directement sur le Rhin et par avant. Ce serait magnifique pour la France en général et pour Jacques–Hélène en particulier.

Je regretterai fort de ne pas participer à l’allégresse générale à Paris lors de la libération. Je vous conseille beaucoup, ma grande amie, de ne pas sortir seule pendant les premiers jours d’occupation américaine ou anglaise ; les soldats à quelque armée qu’ils appartiennent sont toujours des soldats, c’est-à-dire des gens peu recommandables.

Un service rapide va fonctionner à nouveau d’ici à Paris, je vous enverrai quelque chose mardi si le convoi marche. Ici il faut faire pas mal de trajet pour acquérir peu de choses. Mes 40 et quelques km de ce patin m’ont valu 1 litre de lait, denrée très rare, et 6 kg de prunes très belles quand je les ai mises dans mon panier, toutes ramollies par les chocs quand je suis arrivé chez nous. Il va falloir les transformer immédiatement en confiture. Il y a loin du ravitaillement que je m’imaginais quand, les premiers jours de notre séjour, nous avons pu avoir un cageot de cerises et du lait. Pour le vin, les réserves de la cave étant vidées, nous nous sommes mis pendant plusieurs jours à l’eau de source. J’ai pu en mendiant avoir 10 litres de vin. Je tiens en raisonnement qu’ils ont intérêt à me vendre 15 F ou 20 F ou plus le litre que je leur paierai dans les 20 sous, livré à domicile et poliment, d’ici 15 jours. La perspective de voir leurs denrées baisser de prix les inquiète. Surtout quand je leur ajoute d’un air badin que ceux qui ont fait du marché noir seront pendus par les «bons» et brûlés par les «méchants», la pendaison était une mort plus douce sinon plus agréable à l’œil.

Mon père arrive et annonce que les fonctionnaires toucherons le mois double en août. Je regrette de ne pas émarger à ce cadeau d’adieu de notre vénéré Philippe. Votre père aura-t-il la nouvelle ou est-ce vous qui le lui apprendrez ?

Je ne marche plus à pied depuis mon arrivée ici. La bicyclette seule règne sous nos pieds. Il me serait si doux de marcher avec, sur mon bras tout bronzé, votre longue main fine qui s’appuierait sur moi. Je rêve si souvent de votre présence à mes côtés. Et en recevant votre lettre, comme vous me le demandiez, je vous ai serré sur mon cœur pour nous redonner du courage avant notre réunion bien proche. J’ai admiré une fois de plus comment vous dites si simplement des choses qui m’enchantent si fort l’âme et que moi je suis incapable d’exprimer sinon d’avoir en moi. Je vous quitte ce soir encore sans vous dire tant de choses qui débordent de moi, je vous prends toute belle que vous êtes dans mes bras et je vous embrasse de toue mon cœur ma tendre petite Guite.

Présentez mon souvenir respectueux à vos parents.

Rylouis