Lettre

De : Henry-Louis Baratin, à Auxerre

À : Marguerite Beslais, à l'hôtel du Croissant, rue Grande, Buzançais (Indre)

Date : 14 août 1945

Ma petite fille chérie,

Je suis sans nouvelles de vous depuis longtemps, je n'ai de vous qu'une lettre de Paris, une de Buzançais et une carte de ce pays, depuis rien, sinon une dizaine de mots entendus au téléphone jeudi. Je suis inquiet. D'autant plus inquiet qu'un appel téléphonique a été adressé cet après-midi à maman « Mme B. » ce qui fait que maman et moi avons été à la porte à 17h. Nous avons attendu jusqu'à la fermeture à 19h sans succès. Je ne sais que penser. Êtes-vous partie de votre patelin ? et pour où ? et quand alors recevrez-vous ma lettre, et quand saurai-je quelque chose de vous ? Je suis très inquiet ma chérie, vous auriez dû m'envoyer un télégramme. Vous, qui avez l'habitude du téléphone, vous ne pensez qu'à ce moyen de communication même quand vous savez qu'on n'entend rien. Et qu'est-ce que cet appel téléphonique sans personne au bout du fil, qui a appelé ? J'espère que vous aou vos parents répondrez au télégramme que je vous ai envoyé un peu avant 19h. Je me suis mis dans la tête que vous étiez malade pour ne m'avoir pas écrit ou télégraphié. J'ai peur mon cher Trésor. J'ai pensé aussi que vous étiez partie à Niort ou ailleurs et puis, quoi y faire ? À vrai dire il vaudra mieux que vous examinions nous deux toutes ces questions de logement et autres à notre arrivée. Nous nous marierons ensuite mon doux Jésus.

Je m'ennuie de toi, mais maintenant, et surtout depuis ce soir j'ai ma véritable angoisse. Il me semble que tu t'éloignes de moi, non pas en fait mais dans une sorte de demi-rêve vraiment hallucinant. Je t'aime mon poupart chéri de tout mon être et j'essaierai malgré mes défauts et la tête de cochon qui me caractérise de te rendre heureuse le plus qu'il sera possible. J'ai, à toutes les minutes du jour, quantités de choses à vous dire et au moment où j'écris je suis vide, je ne fais que transposer quelques banalités sans rapport avec la réalité riche de vous, riche de votre image partout présente à ma pensée.

Je voulais vous communiquer beaucoup de pensées qui me sont venues, de réflexions que j'ai faites ces jours-ci en descendant en vélo comme un fou de fortes pentes de la région. Je n'en ai guère envie ce soir. J'ai peur que quelque chose de grave vous soit arrivé. Les Dieux se mettraient-ils en travers de nous, devant votre route ? pourquoi ? Nous ne demandons qu'à vivre tout simplement, heureux l'un par l'autre et par nos beaux enfants d'ici quelques années. J'ai un trop plein de haine à deverser maintenant. Nous attendons ce soir l'annonce sensationnelle que va faire le Mikado ou ses larbins. Vont-ils faire un hara-kiri général au Japon demain en faisant sauter leurs îles à l'uranium ? Je me suis réjoui de cette magnifique découverte, enfin nous voilà loin des petits procédés mesquins de destruction par les bombes de 10 tonnes. Maintenant c'est du solide, 150 000 tonnes de tirées à la fois avec l'espoir de faire mieux la prochaine fois. Ce qui est amusant c'est qu'on entend les gens répéter les mêmes âneries cent fois dites, quand on découvrait un procédé ingénieux pour augmenter la mortalité « Maintenant ya pus de guerre possible » Pauvres gens ils verront cela… Quant à moi je songe doucement au confort qu'on pourra tirer dans quelques années pour notre « home », en tant qu'éclairage, chauffage, cuisine. Nous aurons des moyens de locomotion splendides. À ce sujet j'ai lu sur le Populaire qu'une ligne aérienne Paris-Poitiers est en exploitation actuellement, au tarif de 2F 50 du km.

Ici les provisions s'accumulent doucement au milieu d'une quasi disette dans la région. J'espère qu'il y aura encore à manger quand vous viendrez. À ce propos, pourrez-vous venir au début de septembre ? Madame Baratin s'affaire ici et le travail pourtant n'a pas l'air d'avancer bien vite. Quand je lui ai dit que nous avions pensé au 20 août elle s'est inquiétée. Alors si cela vous est possible, ne venez qu'au début du mois prochain. Sinon nous ne vous verrons qu'à Paris plus tard et nous partirons alors rejoindre notre poste si je peux être nommé dans la même ville que vous.

Je vois ainsi les choses en noir en ce moment mon joux Jésus. Croyez bien que je vous aime et que je regrettte tant de ne vous avoir pas auprès de moi en ce moment. Certes nous pourrions parler l'un avec l'autre, mais aussi nous pourrions nous comprendre sans paroles assis l'un près de l'autre. Et nous serions heureux ainsi. Je continuerai ma lettre demain matin, espérant qu'alors j'aurai votre télégramme.

Mercredi 15, 11h

Je n'ai toujours rien de vous. Vous n'avez peut-être eu mon télégramme que ce matin. Il reste que je suis bien inquiet. Je voudrais savoir ce qu'il y a et les raisons de ce long silence. Je suis sûr que tu m'aimes aussi je suis troublé et je pense que tu es malade ou qu'un accident t'est arrivé. Mon Trésor, je voudrais pouvoir faire quelque chose pour nous en ce moment. C'est fête aujourd'hui et il n'y a pas de courrier. Je vais porter cette lettre à la poste avant midi, heure à laquelle il y a une levée.

Je t'aime de tout mon être, je t'embrasse tendrement mon cher ange.

Rylouis


11h20

En partant, votre lettre de vendredi. Quelle joie mon doux gamin joli. J'ai cru vous avoir tout près de moi et j'espère que rien ne vous est arrivé de mal maintenant. Je vous aime beaucoup mon chéri et je voudrais vous serrer très fort de bonheur. Je me demande pourtant à quoi rime cet appel téléphonique sans personne au bout du fil ? Mais certainement un télégramme va me rassurer bientôt. Abandonnez ces relations téléphoniques qui ne valent rien en province. Je vous adore.

Mais votre lettre a dû être décachetée car un infâme papier à timbre hérisse l'enveloppe derrière. C'est un peu fort. Les PTT ne marchent vraiment plus : 5 jours pour que nos lettres parviennent. C'est ce qui peut faire obstacle aux nationalisations…

Je te quitte mon doux gros choux à la crème et je t'embrasse de tout mon amour.

Rylouis