Lettre

De : Henry-Louis Baratin, à Paris

À : Marguerite Beslais, à Cahors

Date : 20 février 1946

Ma douce amie,

Je suis seul ce matin et il est plus de 10 heures. Personne n’est encore arrivé ou même ne bouge dans les autres bureaux. C’est ce qu’on appelle «la France au travail» et moi… je pense à vous et vous écris. Je vous aime mon beau poupart. Je vous aime beaucoup. J’ai lu votre lettre de dimanche hier soir. Ma grosse poupée toute malade qui s’évanouit dans les saucisses ! Et puis le lendemain vous vous mettez à faire un terrible ménage. Ce que je vous aurais empêché de faire, ma demoiselle. Je t’aime. Dans 9 jours tu seras sur le point de partir de ton lointain pays pour venir sur mes genoux. Mon beau trésor que j’aime, je voudrais que tu sois déjà ici pour te câliner. Ma pensée vole autour de toi aujourd’hui où tu «examines» les candidats bacheliers. À ton retour tu auras ma lettre. Je t’aime.

La biquette [une de ses collègues] vient d’arriver. Elle s’active autour du feu et brûle du papier. Elle a l’air très satisfaite de bricoler dans la cendre et de se rouler sur le sol poussiéreux. Cette bureaucrate a au moins l’impression de faire une chose utile dans la journée. Elle s’indigne quand je lui fais penser à ce qu’elle sera à 55 ans comme chef de bureau, cheveux gris sale, lunettes tombantes, poussiéreuse au moins autant que ses dossiers, négligée de sa personne. «Vous feriez mieux de vous tirer tout de suite.» Elle m’écoute gravement et hoche la tête. Elle essaie de faire des distinctions, moi pendant ce temps je ris intérieurement en pendant qu’à 58 ans j’aurai, moi, une femme de 55, belle et élégante, avec de beaux cheveux, des yeux magnifiques. Et que nous nous promènerons tous deux, heureux de notre amour.

Ma belle douce amie je vous aime. Tout à l’heure et vais rue de Grenelle signer et remplir quelques papiers pour ma nomination comme professeur. Il faudrait peut-être songer, pour vous, à préparer quelques idées brillantes à sortir ou à ressortir dans votre classe un jour d’inspection. Car ce premier bulletin aura pour vous à la fin de l’année (et même pour nous) une grande importance. Si je suis toujours ici je demanderai à Sutin d’appuyer carrément votre nomination à Paris. Ce sera peut-être peu régulier mais si vous avez un bon bulletin cela passera. Surtout que je lui mettrai le marché en main, Paris pour vous ou mon départ. Et comme mes éminents services… D’ailleurs d’ici là le service sera peut-être dissous, ce qui me remettrait à la Direction de l’enseignement du 2e degré, d’où autres possibilités d’action.

J’ai pris à peu près mon parti de rester ici. Mais il reste que le De Seynes du Sénat n’est qu’une andouille sans éducation Sa première lettre était formelle et quand on n’est sûr de rien on ne s’avance pas. Il faudra que j’avise au moyen de gagner de l’argent.

Et puis l’an prochain tu verras si tu peux avoir le courage de me faire travailler l’agrégation, ce qui serait en réalité l’idéal. Quitte à nous débrouiller à aller pontifier à l’étranger. Mais tout cela c’est de notre destinée et elle n’a aucune raison de nous être défavorable. Nous nous aimons beaucoup, c’est déjà bien du bonheur.

Ma chère petite famine à moi, je t’aime, je voudrais mettre ma main dans tes cheveux et t’embrasser tout ta belle frimousse. Je t’aime, je te serre fort sur moi et t’embrasse tes belles lèvres.

Rylouis