Lettre

De : Henry-Louis Baratin, à Paris

À : Marguerite Beslais, à Cahors

Date : 20 mars 1946

Ma belle demoiselle,

Je vous écris ce soir seulement, il est 10 heures. Tout ma journée a été prise, depuis 8 heures ce matin jusqu’à 10 heure au Collège Sainte-Barbe. Puis jusqu’à midi à une commission d’achat de bâtiments où mon chef de bureau m’a emmené. Et cet après-midi j’ai déménagé des dossiers. Alors ma toute belle vous allez être sans nouvelles de moi jeudi. Et peut-être que vendredi soir vous partirez pour Paris.

Ma chérie, je souhaite que vous veniez. Naturellement si votre amie vous a retenue, n’allez pas changer votre décision, mais je serais bien heureux qu’elle ne puisse pas vous recevoir samedi. Nous avons beaucoup de choses à dire, surtout depuis que je me suis décidé à être le raté que je suis en fait. On peut être heureux vraisemblablement en l’étant et même en sentant, en se rendant compte qu’on l’est. Mais c’est une autre histoire.

Mon bel amour je vous aime beaucoup et je suis très heureux de le sentir de plus en plus. J’ai beaucoup besoin du son de votre voix, de votre bras sous le mien et de ce que vous me racontez. Et puis vos yeux me manquent, vos grands yeux noirs si lointains quand on les regarde en profondeur. Un jour tout ce beau spectacle si doux sera toujours auprès de moi et je pourrai voir votre profil sérieux ou votre figure lutine me sourire. Ma tendre amie que j’aime. J’ai parfois besoin de parler de vous ; mais comme je n’aime guère cela, j’aborde des idées qui sont nôtres avec Burnel et Mlle Chevalier qui ont les mêmes. Alors je pense que si vous étiez là, nous discuterions tous les quatre sans tiraillements. Exception faite pourtant sur la religion qui garde chez eux je ne sais quel attrait séduisant. Ils sont bien sympathiques l’un et l’autre et il m’arrive de leur parler de vous.

Ma grande fille chérie je vous aime, je vous aime dans mon être tout entier et je souhaite tant que l’an prochain vous soyez ici.

D’ici là j’espère que j’aurai un gîte pour nous deux. Et je reçois nos lettre à ce propos avec beaucoup de joie, sinon d’étonnement. Nous nous organiserons pour le mieux. Mais ce qui sera ennuyeux quand nous aurons un gros gamin, c’est que vous serez absente pendant longtemps dans le jour et que –s’il tient de sa mère, …, si par contre il tient de son père, il n’y aura rien à craindre ; rien à moins que pour l’imiter il n’avale quelque 20 comprimés de dieu sait quoi qui risque de l’expédier ad patres, à moins qu’il se fasse choir une marmite autoclave sur la tête ou quelque vétille de la même sauce. Vous en aurez du mal avec vos rejetons, mademoiselle, et je n’ai pas fini d’avoir des cheveux blancs. Un chef de bureau du ministère vient d’annoncer la naissance de son petit-fils. Lui, le chef, a 40 ans. Voilà une route que nous ne pouvons plus suivre, même en allant vite, vite. Résignons-nous mon doux enfant. Et espérons ne pas faire comme une dame du bureau qui vient de mettre au monde, oh merveille, une fille monsieur, un amour de fille, si vous voyiez !! Mais il y a sept ans qu’elle est mariée, et, comme le gosse du lycée «fait ce qu’il peut, mais peut peu»… Et un beau jour, les résultats espérés se sont manifestés sous les espèces de ce phénomène de fille. Pendant ce temps la biquette se désespère de ne point trouver d’époux car elle aussi aime les gosses. Je lui donne des conseils à ce sujet : avoir l’air plus aimable et l’être effectivement et tout autre réflexion qui, à ses dires et à sa tête, la couvre de confusion. C’est une bien brave fille en réalité mais un peu bourgeoise qui y croit.

Mais tout ce bavardage qui remplit mon idiote vie ne comble pas ce vide immense de votre absence. Ma petite poupée chère je vous aime et en ce soir d’une belle journée je voudrais m’asseoir sur le bord de votre lit pour vous contempler au milieu de votre sommeil et vous embrasser très doucement pour ne pas vous éveiller vos lèvres si tendres.

Rylouis