Lettre

De : Henry-Louis Baratin, à Paris

À : Marguerite Beslais, à Cahors

Date : 30 mars 1946

Ma chère demoiselle,

Vous allez recevoir cette lettre lundi, comme vous l’auriez reçue d’ailleurs si vous étiez venue. Car lundi est un anniversaire gravement heureux pour nous. Voici deux ans, ma belle demoiselle que vous avez accepté de me suivre sur une simple prière de moi. Je me suis rendu compte ce jour-là de tout ce que cela entraînerait peut-être et j’étais très grave, ma douce poupée.

J’étais si heureux de vous avoir pour la première fois à moi, seuls au milieu de tout ce monde oublié tout autour. Que m’importait tous les étudiants voisins puisque cette petite agrégative aux grand yeux était près de moi, et me parlait. J’ai souvent repensé à cette heure heureuse. Et puis nous avons eu depuis bien d’autres heures d’un autre bonheur, moins fragile pourtant, car ce jour-là je ne savais pas bien moi-même si c’était d’amour que mon cœur était plein déjà. J’étais très oppressé, angoissé aussi et pourtant très heureux.

Mon doux amour, nous sommes loin l’un de l’autre pour cet anniversaire, mais nos deux âmes rôdent quelque part très proches en réalité. Je vous aime ma très chère Guiguite.

Pour cet anniversaire j’ai une nouvelle à vous annoncer. Tout d’abord j’espère que le jeune professeur que vous êtes à brillé dans Tacite face au Masbou et à vos gobettes aspirantes bachelières. Mlle Chevalier a été sa secrétaire à ce Masbou ; par celle qui me l’a proposé, nous pourrons peut-être agir pour qu’il appuie votre nomination à Paris. Car il s’avère bien possible, mon gros chou, qu’il faudrait que vous soyez à Paris l’an prochain. Et j’aborde ma nouvelle que nous me promettez de ne pas dire même à votre maman, car j’ai donné ma parole du secret jusqu’au mois de juin, date à laquelle la chose deviendrait officielle si je l’accepte. Il s’agit d’être détaché censeur au Collège Sainte-Barbe ; le titre est Préfet des études… (avec majuscule tonnerre !). Il n’y en a pas actuellement et comme la boîte est très importante, 1 200 élèves, le directeur a obtenu du Conseil d’administration cette création. Si j’accepte, je serai présenté en juin audit Conseil. Cette offre m’a été faite tout à l’heure. Ma situation resterait ce qu’elle serait au ministère, c’est-à-dire que je serais détaché en gardant avancement, droit à la retraite car je verserais les 6% pour la retrait sur le traitement que j’aurais si l’État me payait. Je serais payé par le Collège à un taux légèrement supérieur à celui que j’ai.

Mais il y a les avantages en nature. Et d’abord le logement, cinq grandes pièces donnant sur la place du Panthéon. Il serait refait à neuf pour nous. Électricité, gaz, chauffage comme de juste. Plus quelque heures d’enseignement si je le veux et les petits cours adéquats. La nourriture nous pourrions l’acheter à l’Économat au meilleur prix et à la qualité la meilleure, ou bien nous faire monter nos repas tout faits.

Voilà mon tout beau, les nouvelles. Nous parlerons de cela ou vous allez m’écrire. Sainte-Barbe est une des grosses boîtes d’enseignement. Le directeur actuel qui compte rester cinq ans en veut faire une boîte renommée par son enseignement ; et comme nous avons sur l’épuration des classes des idées identiques, je pense que c’est sur cela qu’il s’est basé pour me faire cette proposition. Et je verrais assez bien que dans cinq ans je puisse prendre la succession, qui sait ?

En attendant, au cas où nous accepterions la question du logement serait résolue, c’est au Ve et les fenêtres sont un peu mansardées mais je pense que c’est correct. C’est l’ancien appartement de l’aumônier, qui n’habite plus l’établissement.

Je n’en continuerai pas moins certaines recherches du côté de l’étranger, où nous aurions des situations plus brillantes l’un et l’autre. Peut-être d’ailleurs toutes ces choses vont-elles s’enchaîner en un imbroglio du tonnerre où je pourrai à peine me reconnaître moi-même. Nous en parlerons à Pâques parce que ça aussi c’est assez secret, mais nous permettrait d’avoir une «masse de manœuvre» d’argent pour équiper notre ménage.

Mon gros chou, je compte totalement sur votre discrétion pour Sainte-Barbe, que vous soyez d’accord ou non sur la chose. Dites-le-moi en me donnant arguments et objections mais n’en parlez pas. Car naturellement ce n’est pas à moi mais aux «inspecteurs» (=surveillants généraux) que la chose devrait revenir. Le directeur se réserve de me présenter (si j’accepte) au Conseil d’administration en juin et de dire après que c’est ledit Conseil qui m’a désigné. Et comme tout le monde à Sainte-Barbe tremble devant le Conseil… Aussi il ne faut pas que quelque chose filtre. Donc ne dites rien, pas même à votre père ni à votre maman.

À propos de votre papa, Mme Beslais m’a dit qu’il était chargé de mission au cabinet de Haegelen. Mais je n’ai rien vu à l’Officiel. Savez-vous quelque chose ? Peut-être n’est-ce pas le terme officiel exact. Cela va le changer de sa vie de professeur. Depuis que j’enseigne à Sainte-Barbe, la vie de bureau me semble plus fade et je parle tout le temps de ma classe à mes collègues. Le chef de bureau voulait faire des crêpes au bureau le jeudi après-midi. Moi j’ai dit que je prenais mes vacances, alors on a reporté à vendredi les agapes. J’ai participé à ce festoiement qui eut lieu pendant les heures de bureau. Malgré le peu de goût pour cette société bureaucratique où les «pédagogues en rupture de ban» comme dit un peu péjorativement le sous-chef font figure de canards dans une couvée de poussins. Et à 18h lesdits pédagogues (il y a Mlle Chevalier, Burnel et moi) partirent, chacun ayant un rendez-vous «très urgent». Les autres doivent bien voir que nous ne sommes guère des leurs, mais par je ne sais quel maléfice secrété par moi, Sanim ne fait rien d’important sans me consulter et pour monter un canular gigantesque à propos du 1er avril, nous avons passé plusieurs demi-journées à travailler assidûment ensemble. Tout le personnel titulaire du 2e bureau, personnel «supérieur», va être touché par nos fiches ronéotypées. La biquette en fera une jaunisse et un réactionnaire jeune et ridicule en crèvera. Tout cela avec des nuances.

Ma poupée belle j’ai interrompu cette lecture, il est maintenant 23h30. En face il y a une fête au patronage. Je songe à vous toute seule en ce Cahors où vous ne pensiez pas être ce soir. Je vous aime beaucoup et j’y pense très fort. Je n’ai pas eu de lettre aujourd’hui. Vous avez préparé votre Tacite sans doute. Je téléphonerai après-demain à votre maman pour avoir un résultat sur votre inspection. Ma toute belle vous dormez sans doute à cette heure. Je voudrais bien être allongé près de vous et sentir contre le mien votre corps tiède et souple. Je vous aime. Le matin nous nous réveillerons ainsi, calmes et heureux, d’un bonheur très plein, très intense et grave. Je vous aime beaucoup ma belle fée. Si vous étiez venue m’attendre ce soir à Sainte-Barbe, vous auriez été auprès de moi, au soleil sur la place du Panthéon où me parlait Michel, le directeur, en faisant les cent pas sous les fenêtres du Préfet (!!)

Je pensais fort à vous sous le soleil si clair, il était là ce dieu puissant, mon dieu, notre dieu, mon père zodiacal. Il éclairera notre route dorée où des marmots s’accrocheront aux jupes de «maman», ma toute belle femme. Je t’aime ma douce fiancée si jolie, au corps frais ou tiède, à la poitrine souple et si douce où j’aimerais mettre ma tête. Je t’embrasse des belles épaules et tes bras et vos lobes d’oreilles et vos lèvres si adorées.

Je t’aime.

Rylouis