Extrait : la famille Dubois

Notre famille découronnée [décès en 1900 de sa grand-mère Joséphine Dalby] fut comme un arbre qui perd ses branches de faîte, sous quoi de plus fragiles évitaient les atteintes destructrices du vent. La mort ne s’arrêta pas là. En cette période de mon enfance, je ne vis de plusieurs années que gens en noir autour de moi. Et comme si la ligne directe n’avait point suffi pour permettre sa route au malheur, les lignes collatérales, du moins du côté de ma mère, lui offrirent aussi leurs chemins. Et de toutes les maisons où s’abritait en ce temps la grande descendance, la nôtre fut la plus frappée.

Nous devions notre connaissance des Lubeau [les Dubois] à  un cousinage lointain qu’on ne démêlait pas sans peine. Entre Aline Lubeau [Louise Chappuy] et ma mère [Françoise Berdin], l’échelle double des degrés de parenté prenait par sa base une ampleur imposante et ce n’était qu’au bisaïeul, semblait-il, qu’on en atteignait la charnière. Mais les sympathies de voisinage font plus à la campagne que mêmes les liens du sang. Et leurs familles ayant habité longuement des maisons proches, elle se sentaient parentes de bien plus près.

Justin Lubeau [père de Gisèle, François Dubois] n’était nullement un mauvais homme. Avec sa belle stature et bien que d’origine absolument terrienne, il faisait avantageusement figure à la ville, dont il avait pris fort adroitement le ton. Sa mise toujours soignée, sa chevelure à la façon symétrique et onduleuse d’alors, sa moustache qui paraphait à la manière à peine prétentieuse de l’époque un visage mâle et doux, sa voix qui avait assoupli sa rudesse paysanne aux contacts commerciaux et aux rencontres bourgeoises, tout juste assez pour ne pas perdre ce qu’elle avait de savoureux dans sa rusticité, lui composaient une allure qui ne semblait partout que le favoriser.

Il avait commencé par son mariage une de ces associations qui, nées hors du commerce, ne semblent pourtant faites que pour s’y distinguer. Sa sociabilité pouvait faire merveille dans la vie extérieure d’une entreprise autant que, par des qualités plus revêches, Aline sa femme devait en soutenir l’armature intérieure.

Jolie, fine, de visage sévère, les yeux vifs mais le regard dur, intelligente au sens pratique du mot, sans souplesse, mais il en avait, sans patience, mais il n’en était pas dépourvu, elle lui était complémentaire sur tout la ligne et cela peut ne pas toujours faire les unions, mais n’est pas mince facteur dans les situations.

L’argent est comme l’amour : il ne vous suit vraiment que si on le respecte ; il n’aime pas que l’on ne s’en occupe que pour jouer, sinon il s’éloigne vite. Aline Lubeau, dès qu’il vint dans sa maison, dévoua à l’argent les soins de l’économie la plus stricte et ne le délaissa jamais. Justin savait l’appeler : ils devinrent très aisés.

Le commerce qu’ils faisaient seyait fort à leurs dons contraires. La brasserie chantante au début du vingtième siècle connaissance une grande vogue dans les villes de province : elle drainait les ennuis, les âmes faciles et sans vie intérieure, les bourgeois sans lecture, les banquiers asséchés par les comptes, les comtes déchus par les banquiers, et au désœuvrement elle offrait les désirs. Le changement de température était vif entre la stagnation végétative ou la monotonie laborieuse et la trépidation des petites femmes dépoitraillées, le trémoussement des jambes sous le secret mousseux des jupes aux couleurs crues. Aussi bien cette sorte de froid et chaud pouvait susciter quelques fièvres. Elles avaient pour thermomètre des additions qui montraient haut, dans le recoin des moleskines et quand la rampe était éteinte : l’étourdissement se traduit volontiers par des faiblesses de mémoire. Et puis ont fait plus volontiers des dettes dans l’accessoire que dans l’indispensable.

Mais cela ne veut pas dire qu’on doive apporter dans ces maisons l’austérité qui conduit en province toute une jeunesse au séminaire. Ni qu’y allant en joie on n’y doive trouver que censure. Il faut aussi qu’on n’ait point à rougir d’être un monsieur considéré qui pour un instant vient déchoir. Il faut reconnaître en tout, dans l’atmosphère et dans les yeux, l’aimable permission de n’être plus quelqu’un : en somme pouvoir descendre sans qu’on vous le reproche. Mieux, il faut l’amitié qui excuse la descente.

Aimable, disert, bienveillant, habile, Justin Lubeau savait donner à chacun de ses habitués l’impression qu’il était chez soi, mais, droite à son comptoir comme il était souple à la porte, le visage tendu autant que le sien souriait, Aline ne perdait par l’occasion de rappeler que ce n’était jamais jusqu’à tout croire à soi. Ni les femmes, ni les tables. Les femmes qu’on leur devait, à celles-ci comme à celles-là, était comme un voyage : il fallait en revenir. Et en revenir convenablement, avec cette respectabilité qu’à la sortie vous restituait le porte-manteau.

Dans ce domaine de fantaisie régnait ainsi une grande rigueur. Les qualités ménagères se tenaient dans la coulisse et veillaient à l’avenir. L’argent entrait à l’entonnoir et sortait à la pince à sucre : ce fut bientôt plus que l’aisance.

Rien du physique des patronnes de brasserie, mammelues et perruquées, mannequins de coiffeurs pris dans les fortes tailles embouchées à la mère Angot et poudrées comme Louis XV, Aline Lubeau passait à juste titre pour la femme la plus sérieuse et la meilleure épouse qui fût. Elle ne s’était pas faire au genre de son commerce –pas plus que sur un autre plan ma marraine– mais, dans la mesure possible au milieu de ses démesures, elle le faisait à sa manière. Son honneur était entier et nul ne lui ménageait le respect : c’était encore une de ses forces. Elle pouvait parler haut à ceux qui arrivaient trop bas. Maintes épouses lui durent des retours au bercail. On l’estimait : elle était la morale modérant la licence.

À ce titre ma tante Mathilde [Marguerite Dalby, épouse Poplin] eût dû l’aimer : mais elle jugeait beaucoup par l’extérieur et pour être passée souvent devant leurs affiches dans notre ville, elle jugeait probablement que les cafés-concert sont comme l’enfer où nul ne peut échapper l’embrasement s’il commit l’imprudence d’y mettre un jour le pied. Et pourtant si enfer il y avait là, Aline sous certains angles y demeurait une sainte.

Deux choses dominaient en elle et de très loin, terriennes comme elle-même : son amour de l’argent et une grande honnêteté morale. En vertu de celle-ci elle mit celui-là au service des deux enfants qu’elle élevait, Lucien, un neveu adopté, fils d’une sœur morte jeune et phtisique alors que lui-même avait dix ans et qui me dépassait de quatre, et Gisèle, sa fille, qui n’avait qu’une dizaine de mois de moins que moi.

Lorsque les Lubeau entrèrent dans leur brasserie, Aline décida qu’ils ne passeraient pas toute leur enfance sous ce plafond douteux. Elle confia d’abord Lucien à une de ses cousines de Prenfort [Auxerre] qui le prit en pension. Du même coup, alors âgé, de douze ans, il devint un élève de l’école Lampiel, où il se signala et où je le retrouvais plus tard. De son côté, quand Gisèle eut dix ans, on la mit en pension dans un établissement religieux de ma ville natale. Tenu par des sœurs de l’ordre des Augustines, l’institution était à demi maison d’éducation et à demi orphelinat.


Bien des dimanches, ce fut notre sortie. Maman, Marthe, quand elle était seule, Madame Aumony [Monoury] parfois, et moi, nous partions dès le déjeuner et nous traversions toute la ville, descendant vers les quartiers bas. Nous passions ainsi régulièrement devant la grande maison provinciale des Rumet où ma mère avait connu mon père et qu’ainsi je salue toujours lorsque je la revois comme mon plus lointain et plus abstrait berceau. Maman ne manquait pas d’évoquer des souvenirs et, à deux minutes de là, elle allait trouver le meilleur témoin de sa jeunesse d’alors, Lucia [Madame Bruneaux].

Sensiblement plus grande que ma mère, très mince, la figure bien tracée mais d’une expression très autoritaire, cette Lucia avait épousé cet obscur employé d’usine à gaz qui avait préparé plus tard le mariage de ma tante Mathilde. À mon tardif baptême, on l’avait fait mon parrain avec elle et, si c’était un titre auquel j’attache si peu que ce soit d’importance, ce brave homme dans son souvenir le dévaluerait singulièrement à mes yeux. Dans le domaine très vaste de ma famille, il fut bien l’être le moins intelligent, et cela apparaissait d’autant plus qu’il était très loquace [Eugène Poplin]. Il m’a fortifié de bonne heure dans mon amour naturel du silence et je serais absolument incapable de rien me rappeler de lui qui eût un grain d’esprit. Il n’en montra à mon égard que bien involontairement, et à cet être qui ne me fut rien, je dois au moins mon oncle Émile : je donne à sa mémoire ce seul mais vif hommage. Lucia, intelligente, alerte, mais cœur assez limité, caractère indépendant par ailleurs ne sembla pas trop souffrir d’une union qu’elle dépassait de beaucoup et, telle ma tante Annie entichée de ménage [Clémentine Dalby, épouse Guibert], trouva dans son intérieur même la lumière que le mariage lui avait refusée : au propre, c’est bien exact qu’il brillait de partout.

Ainsi nous apparaissait-elle, encaustiquant un jour et la semaine suivante nettoyant ses carreaux, jamais immobile, peu bavarde, parlant bien mais avec distance et là me rappelant ma tante Élise [Marie Dalby, épouse Papon]. Ses caresses non plus n’eussent étouffé personne, et Lucien près d’elle n’était guère cajolé, mais c’était une nature forte, le caractère avait en lui un stoïcisme qui n’était pas que de la résignation. Il eut fait un excellent fils de Spartiate. Au surplus il admirait la Grèce antique, qu’il avait découverte dans ses vastes lectures. Je n’ai pas connu beaucoup d’enfants pour qui la morale fût si peu lettre morte. M. Lampiel le savait bien et pour cela il l’avait fait son homme de confiance. Et personne non plus ne profita des leçons de patriotisme diffus mais insistant de notre vieux maître autant que Lucien. Il restait chez Lucia Blondart parce que ses parents lui avaient assigné cette résidence. Il ne s’en plaignit que bien plus tard, et quand il en fut sorti, sans l’avoir demandé.

Lucien vivait là une vie maussade entre ce sot qui ne lui servait à rien et cette maniaque à qui il ne servait pas davantage. Bien au contraire, dans le perpétuel mouvement d’un ménage, chaque jour fait à fond, parmi la giration des chaises, ne sachant jamais où se mettre, commençant sur la table un problème qu’il finirait peut-être au coin de la cheminée, il l’encombrait, quelle que fût son agilité à sauter, sur des mers d’encaustique, de l’îlot d’un tapis minuscule au suivant de même taille, et quel que se montrât son souci de ne pas faire déborder sur le rouge immaculé du carrelage le montre millimètre de ses souliers ferrés.

Nous le prenions au passage. Avant de continuer, nous entrions parfois chez la vieille Madame Rampin, qui avait une tête de chouette et un magnifique perroquet. On la trouvait tapie dans son fauteuil, impotente partielle, tenant toujours à la main une canne dont elle frappait la cage de son fidèle compagnon tantôt pour qu’il se tût s’il parlait trop, tantôt pour qu’il parlât s’il se taisait obstinément. Je n’ai pas dans ma vie –certains hommes mis à part– connu beaucoup de perroquets, mais je pense tout de même que celui-là était une exception : il disait des vers. Pour mon malheur, ils étaient de Paul Déroulède. Je veux dire pour le moins que je les connaissais depuis longtemps : ils figuraient parmi tout un florilège de cet auteur alors illustre sur les couvertures des cahiers enluminés que nous achetions deux sous en allant à l’école Bluveau, dans une épicerie dont nous étions des clients attentifs. On y vendait aussi, en effet, des boules de sucre qui avaient le pouvoir magique de changer de couleur à mesure que nous les sucions. Après le blanc, c’était le rouge puis le bleu, puis le vert, que sais-je ? Nous les payions chacun notre tour. Seulement nous en usions en commun. L’un suçait tout le blanc et s’arrêtait au rouge. Le suivant avait le droite d’atteindre le bleu. Après quoi le suivant était locataire jusqu’au vers. Le difficile était de s’arrêter à temps. Aussi, à tout instant, sortions-nous le bonbon de notre bouche pour le soumettre aux camarades soupçonneux. Souvent, on avait droit à un supplément, deux ou trois tours de langue, parce que la teinte attendue se veinait encore un peu de la précédente. Candides, nous ne nous avisions pas que cette disposition concentrique des teintes ne nous laissait pas des parts égales. L’important pour nous n’était même pas la saveur de ces friandises fort médiocres, mais c’était la couleur, la vivante, la diverse couleur, comme sur les couvertures. Lorsqu’il m’arrivait d’être riche, j’achetais un bonbon pour moi tout seul, mais point pour le sucer. D’un coup de dent je le fendais en deux et je ne me lassais pas d’admirer en coupe, dans l’épaisseur de sa pâte dure, les cercles de couleur, toujours plus grands du centre au bord. La couleur, la couleur, et que n’ai-je été peintre ! Ainsi ai-je aimé les billes. Ainsi peut-être le perroquet.

Il récitait donc du Paul Déroulède, le perroquet de Madame Rampin. Des vers du « Clairon », exactement quatre.

« L’air est pur, la route est large… »

Il s’arrêtait ensuite, après « Sur la colline », et peut-être craignait-il d’aller y voir, de peut du coup de fusil prussien. Blondart, qui chantonnait tout au long des rues parce qu’il ne savait penser, avait tenté de lui apprendre la musique de ces paroles mais le perroquet n’avait pu dans ce domaine dépasser le deuxième vers, si bien que les deux suivants, ils les reprenait sur le même ton. La gloire de Déroulède avait beaucoup pâli dans les maisons voisines. Mais quel délire de teintes ! Et que j’aimais le voir, cet oiseau, faire selon chaque lumière un paysage nouveau, même un panorama s’il étendait ses ailes. Ses plumes, on les eût dites les pinceaux de ces fastes : chacune m’était un ravissement.

Lucien, lui, admirait son patriotisme et rêvait de compléter son répertoire. Dans ce but, il passait des heures à réciter devant lui des poèmes appris à l’école. Le perroquet ne mordait à aucun; Mais il écoutait si gravement que le gamin était arrivé à le considérer comme un confirent auquel, sous le couvert de ces textes ardents, il exprimait son espérance d’enfant de la défaite, élevé pour le devoir. Et je ne suis pas sûr qu’il ne trouvât pas là une compensation chez Lucia.

Dès que nous en sortions, nous entrions dans une pâtisserie voisine où, le trouvant toujours maigre, maman le bourrait de gâteaux. Il ne refusait pas et paraissait gourmand, mais c’était de son âge, l’excusait ma mère aussitôt. Tout simplement il avait faim. Après quoi nous allions voir Gisèle.


L’église Saint-Espère [Saint-Pierre], derrière un beau portail Renaissance assez abîmé par le temps, dresse sa tour carrée sur une place presque fermée, sorte de cour bordée de maisons, elles sans caractère. À gauche, une ruelle s’enfonce dans l’ombre de l’abside, étroite et mal pavée et qui arrive à une porte basse hermétiquement close et si strictement peinte à la couleur du mur que jusqu’au derniers mètres on croit s’être égaré. On tire alors une sonnette à longue poignée de fer dont on entend le tintement se précipiter comme s’il avertissait d’un danger d’invasion un monde retranché de la vie.

On attendait toujours longtemps. Des pas, derrière, frôlaient des dalles. Des ferrures ferraillaient. La porte d’ouvrait avec tant de prudence qu’on s’excusait régulièrement.

Une sœur d’âge incertain, la même toujours, ne laissait le passage libre qu’après vous avoir bien reconnu. On entrait dans un petit vestibule au carrelage rose, usé et déteint par le temps. Il y avait là deux postes, l’une en face, qu’on ne voyait que rarement ouverte sur un coin profond de jardin très soigné, la seconde à gauche accédant au parloir où l’on nous recevait toujours.

Il y a peu de lieux sur la terre où la vie m’ait semblé si loin que vue de là. Ou plus exactement, de là on ne la voyait plus. La pièce était de médiocre grandeur et ne contenait pour tout mobilier que des chaises et un vaste fauteuil de paille. Ce meuble respectable par son ancienneté et par son style, se dressait humblement sous un immense crucifix où le Christ saignait en abondance d’un sang décoloré comme par les siècles. En réalité, la peinture faiblissait dans tous les détails du logis. Le sol avait le même carrelage que le vestibule, mais sur le pourtour et surtout dans les angles demeuraient les vestiges épars d’un encaustique qu’on ne renouvelait plus depuis longtemps. L’air sentait le moisi ; au-dessus des boiseries basses l’humidité faisait sur les murs blanchis à la chaux des nappes de pointe verdâtres ainsi qu’on en trouve sous les papiers de tenture quand elle arrive à les décoller. Il n’y avait pas de trace du moindre appareil d’éclairage. Les heures du parloir n’allaient en nulle saison au-delà du retour de la nuit.

La sœur qui nous recevait ne s’embarrassait pas de discours. Elle disait simplement :

« Ah ! bien, je vais appeler Gisèle ».

Puis elle nous laissait là. Il y faisait presque froid. La lumière venait d’une fenêtre si hermétiquement tendue de rideaux d’étoffe blanche que nous n’avons jamais su sur quoi elle s’ouvrait : une courette très encaissée, sans doute, tant la clarté demeurait fade. Une caractéristique de cette pièce était sa résonance, mais une résonance dure, dèche, sans orbe, sans profondeur. La voix devenait là un bruit désagréable aux sonorités de claquettes, aux décapages d’os secs, un squelette de voix.

Nous nous asseyions en silence, au long du mur, à la file, avec le fauteuil vide devant nous. Et les conversations cessaient net : de tout ce décor suintait une espèce de malaise. Seule madame Aumony quand elle était là paraissait moins intimidée : un reste des habitudes de son enfance probablement. Elle risquait quelques phrases à mi-voix, mais alors l’étrange écho de la pièce les escortait d’une sorte de chuchotement de confessionnal et qui semblait venir de l’au-delà des murs, cela non plus n’était pas rassurant. Lorsque la sœur tardait trop à réapparaître, j’imaginais qu’on allait nous oublier là et me sentais très malheureux.

Enfin nous entendions un bruit précipité de galoches sur des dalles et une porte s’ouvrait vivement, comme sous un geste de joie. Alors Gisèle entrait toujours réprimandée par la sœurs réapparue sur ses talons.

« Excusez-la, nous disait-elle. Elle si sage, elle devient une petite folle quand elle sait que vous êtes là. »

La tenue générale de la maison, tant pour les pensionnaires, qui la portaient bleue et blanche, que pour les orphelines, qui la conservaient toujours noire et bleue, était une robe à très petit quadrillage montant haut, cachant bien les bras et qu’un col de dentelle d’une simplicité monastique puis en bas un volant discret sauvaient seuls de l’austérité. Mais celle de la maison y déteignait quand même.

La pauvre petite nous embrassait comme on mord dans du pain et nous entourait le cou de ses deux bras dans une étreinte si serrée qu’elle semblait vouloir s’agripper à vous pour que sûrement on l’emportât. Elle ne nous saluait qu’en chuchotant notre nom et nous sentions son souffle haleter du plaisir et de tristesse en même temps.

« Cousins… André… Nouni… Marthe… Lucien… »

Pendant ce temps, la sœur avait pris place dans l’immense fauteuil. Elle était sèche et pâle, et sous des lunettes à monture de fer roulait des yeux très vifs dont notre présence atténuait seule la sévérité. Ses hautes paupières, qu’elle baissait très souvent, accentuaient la longueur de son maigre visage où le rare sourire n’allait pas sans commande. De ses lèvres supérieures, deux incisives passaient, jaunes comme des dents de cheval, et tenaient sous leur double palette la lèvre inférieure, qui restait ainsi constamment humectée de salive, ce qui à toute minute obligeait la sœur à une sorte d’inspiration chuintante, surtout lorsqu’elle parlait. Elle ne prodiguait pas ses paroles. Elle nous informait de la santé et des notes de Gisèle et ne sortait de ce rôle officiel que pour des considérations sur le temps, puis de politesses pour les Lubeau. Son rôle essentiel était d’écouter, jamais Gisèle ne restait seule avec nous.

Rien d’étonnant ainsi que si longtemps je ne l’ai pas connue, ou du moins qu’elle m’ait semblé si mystérieuse. Car, si je voyais bien qu’elle grandissait, je ne concevais point, alors que ce protocole toujours pareil de nos rencontres suffit aujourd’hui à me l’expliquer, qu’il n’y eût dans ses paroles et dans ses gestes rien de nouveau jamais. J’avoue même qu’elle me paraissait fade et je comprenais mal qu’elle pût être si jolie et demeurer si monotone à la fois. Elle ne paraissait vraiment pas grandir  de tout son être en même temps. Notre parallélisme de jadis s’était arrêté. Elle m’attirait mais je la supposais incapable de me suivre. Pour tout dire elle m’apparaissait, en fille, le petit garçon qui ne veut pas jouer avec moi. L’étrange est que cette distance ne paraissant pas exister entre Lucien et elle. Ils semblaient côte à côte des êtres de même ordre. Ils vivaient tous les deux sous l’angle d’une sorte d’abandon relatif et parlaient autant qu’ils le pouvaient sous le regard qui les épiait : ils trouvaient, eux, quelque chose à se dire. Moi, Gisèle ne m’intimidait pas mais je me taisais devant elle par incapacité de lui parler mon vrai langage. Je sentais que je ne lui aurais pas dit les mêmes phrases que Lucien et que les phrases qu’elle disait à Lucien ne m’eussent pas satisfait. Obscurément, j’en voulais à ce milieu qui l’empêchait de s’épanouir.

Au moment de partir, maman ouvrait un vaste filet et sortait d’un unique paquet les gâteaux, le chocolat, les fruits et les bonbons qu’elle apportait chaque fois à Gisèle. La sœur admirait, les yeux soudain plus fixes, remerciait et, les lui prenant des mains :

« Nous allons placer tout cela et le lui donner peu à peu. Si nous le lui laissions, cela pourrait l’induire en péché de gourmandise. »

Je n’affirmerais pas que la sainte femme échappât alors à celui d’envie et pas d’avantage que par la suite elle n’y succombât point.

Une telle phrase qui dans les murs vides claquait comme une réprimande, me révoltait. Gisèle n’avait donc aucun droit. J’aurais voulu les lui donner tous, y compris la liberté. Nous partions. Je l’embrassais frénétiquement. En la serrant contre moi, j’aurais voulu lui transmettre je ne sais quelle ardeur qui l’enflammât d’un peu de révolte. Mais rien, elle allait continuer de ne grandir que par le corps.

Je la sentais entière se dessiner contre moi. Mais c’est une petite fille bien émouvante que nous quittions sage sous l’aide de la sœur debout, triste de nous voir partir, qui pourtant souriait gentiment.

Une seule fois durant ces visites, le rite fut modifié. On nous fit directement entrer dans le jardin, c’était plus que cela, un parc. La même sœur nous accompagnait. Nous marchâmes longtemps dans les allées. On arriva enfin dans un quadrilatère dessiné par de très beaux tilleuls dont les épais feuillages strictement taillés faisaient en l’air des murailles vertes, où se déroulait une fête d’enfants. C’était en été, par un très beau dimanche. La foule, car il semblait y avoir de nombreux invités, s’entassait dans l’ombre des arbres. Elle entrait par une large porte qui représentait pour l’établissement sur une rue assez importante cette entrée principale qui si fréquemment en province ne sert qu’en des jours d’exception. Serrée autour d’une estrade pavoisée, en rangs très sages et respectueux, elle ressemblait à une procession immobile. Là des fillettes jouaient je ne sais quoi de chrétien dans des costumes d’une fraîcheur exquise. Bientôt nous reconnûmes Gisèle, ses cheveux noirs, son pâle visage. Je ne sais plus si elle figurait une vierge ou un ange, mais elle ressemblait aux deux. Elle était en longue robe rose comme les saintes. La ligne sommaire de ce vêtement trahissait mieux la sienne. En l’embrassant, je la sentis plus proche, plus souple que d’habitude. Elle rayonnait de joie.

Mais l’histoire était fade. On n’y sentait rien de la vie. Par quel miracle cette enfant s’en trouvait-elle transportée ? L’évasion, je suppose. Nous, ce n’est que dans la rue que nous respirâmes vraiment. Nous sortions de prison. Gisèle en était à ce point qu’une robe inaccoutumée suffisait à lui ouvrir un monde.

Afin qu’elle rejoignît l’existence ordinaire il fallut un événement considérable. Madame Lubeau tomba malade et, après quelques semaines de sérieuse bronchite, vint consulter son ancien médecin, ce même docteur Dreuze qui en ce temps nous soignait tous. Il fut catégorique : avant deux mois Aline devrait avoir abandonné tout travail. Le repos s’imposait, des soins incessants aussi, qu’elle décida sur le champ de ne recevoir que de lui. Justin Lubeau aimait sa femme assez scrupuleusement et peut-être avait assez de vanité pour vouloir aux yeux de tous faire pleinement son devoir. Il ne tergiversa point : le temps de trouver à la fois à vendre sa brasserie et à acheter à Prenfort [Auxerre] une maison convenable et l’on y reviendrait.

La première propriété que Justin trouva à acheter se situait aux confins du quartier du Tonnage, le leur jadis, où ils avaient consommé leur chance et peut-être pensa-t-il que cette coïncidence lui porterait bonheur, au flanc de la vive pente par quoi, de la place de la cathédrale, on descendait vers la rivière [ils reviennent habiter le quartier de la Marine, rue Cochois]. L’immeuble était important. Dans ce lacis de vieilles rues médiévales et populacières, celle qui la longeait n’était ni trop bruyante, ni trop bariolée et même conservait dans cet ensemble une tenue raisonnable. Il est vrai que lorsqu’on la remontait, elle aboutissait à un quartier très différent, hermétique et bourgeois.

Il y avait de grosses réparations à faire à l’intérieur. Elles furent terminées au retour de l’été et les Lubeau revinrent. Aussitôt, Gisèle, puis Lucien, les rejoignirent.

On entrait par un porche profond et couvert dont le plafond aux vieilles poutres de bois abritait d’année en année des générations d’hirondelles. De leurs nids, certains semblaient si anciens qu’on les croyaient inhabitables. Mais une flèche pépiante en jaillissait parfois ou y pénétrait avec une adresse souveraine ; et ces étranges logements étaient tous occupés. Un incessant et fin réseau d’ailes précises se faisait et se refaisait dans la demi-lumière du porche et des cris se croisant dans ces allées et venues tressaient comme un tissu sonore sans cesse parcouru d’un fragile frissonnement. C’était immatériel comme une légende du ciel.

La pénombre franchie, on arrivait dans une cour dallée qui prolongeait à ciel couvert cette sorte de couloir aux flanc de la maison. La façade sur la rue, haute de deux étages, n’avait que des fenêtres. La porte d’entrée se trouvait sur la cour. On accédait par deux marches de pierre à un vestibule au carrelage incurvé par le temps et d’où montait dans les étages un escalier aux marches basses, faites de bois et de briques, dont la belle rampe de fer forgé avait un très noble mouvement. Il y avait à chaque étage deux appartements, l’un sur la rue, l’un sur la cour. Les Lubeau, pour ne pas entendre de bruit au-dessus d’eux, s’installèrent au second et louèrent tout le reste. Leur logement et celui du dessous ouvraient sur la façade et bénéficiaient de la sorte d’aile qui s’élevait au-dessus du porche ; cela leur valait en arrière à chacun une fenêtre qui découvrait la cour entière et la plus haute pouvait tenir l’ensemble de l’immeuble sous un incessant contrôle. De plus, on voyait de là, en partie au moins, le jardin.

Il ne manquait pas de pittoresque, étant à deux étages. Le premier dépassait légèrement le niveau de la cour, le second s’élevait de plusieurs marches : le premier était divisé entre les locataires et son allée centrale accédait au second que les Lubeau se réservèrent. De là encore, ils dominaient, non qu’ils eussent à vrai dire l’esprit de surveillance, plus justement, ils n’aimaient point être surveillés.

Sauf une pièce, qui n’ouvrait sur rien et ne s’éclairait que par un vitrage dans une cloison, nécessitant souvent de la lumière en plein jour, l’appartement était très clair. Par la hauteur de ses plafonds, que le sommet des deux fenêtres aux appuis de fer forgé atteignait presque, par les dimensions des diverses pièces, par ses murs à lambris et ses panneaux peints à l’huile, l’ensemble paraissait avoir été conçu par un bourgeois du dix-huitième siècle. La plus belle pièce en était la chambre des Lubeau. Entre les deux fenêtres, juste devant lesquelles s’ouvrait une rue perpendiculaire et déclive, un haut miroir étroit l’agrandissait encore. Une fort belle cheminée, sous un second miroir, y étalait son marbre gris et blanc ouvré comme une console, dont il avait la ligne, au-dessus des montants aux courbes avancées. La chambre fut meublée à l’ancienne, d’un lit d’angle, d’une armoire, d’un vaste guéridon, d’un secrétaire, le tout d’acajou, de quelques sièges dont un fauteuil pour la malade, légendaire peu à peu, et qui tient dans mon enfance autant de place que celui de Voltaire dans la littérature. Il restait entre tous ces meubles beaucoup de place et l’ensemble, sur un parfait parquet de chêne, était fort confortable, plaisant même.

Du moins, je me plaisais dans cette maison riche. J’y aimais beaucoup aussi la cuisine, aménagée à la manière paysanne, avec un bahut de campagne, puis une vaste table ronde, une maie, des chaises de paille ; elle servait aussi de salle à manger. À côté d’elle, et aussi de la vaste chambre des Lubeau qu’elle rappelait par le style de ses boiseries, une jolie chambre plus restreinte devint celle de Gisèle, cependant que Lucien, toujours stoïque, se contenta du clair obscur de la quatrième pièce.

Du coup je trouvais là deux compagnons à la fois. Lucien, je le connaissais par l’école Lampiel, Gisèle, je la redécouvrais. Sa sortie du convent enfin me la rendit accessible, en même temps qu’elle la rendait à son âge. Je pus lui parler librement, et il y avait désormais dans notre vie une part commune assez grande pour que nous ne manquions point de sujet d’entretien. Tout un aspect de sa croissance qui demeurait en retard se développait sous mes yeux. Des sept ans où je la trouvais toujours à la réalité totale de ses douze années, elle fit un chemin rapide et émouvant au long duquel je fus sont compagnon charmé.

Je la vie devenir plus loquace, elle qui naguère ne parlait point : déjà j’aimais tout de la vie et sans même le savoir, à force de lui montrer partout mes préférences et mes ferveurs, je lui communiquais ma joie sourde d’exister. Point expansif, je ne la vis jamais plus que moi expansive. Mais sa parole appliquée et douce lors de nos rencontres que j’étais alors seul à entendre remplaçait bien des gestes que je n’eusse point été seul à saisir. Il me suffit de me mettre sur ma porte pour que, du fond de sa distance, elle me rejoignit. Je trouvai bientôt en elle un des êtres de la terre avec lesquels je me suis senti en plus vaste ressemblance. Sa discrétion, sa fierté bienveillante qui écartait sans cingler, l’égalité de son humeur, son émotivité un peu maladive, autant de traits qui pouvaient la rapprocher d’un rêve que je ne faisais pas encore. Mais surtout il y avait en cette enfant un impérieux sens de l’ailleurs venu de son éducation, qui s’accordait au mieux à cette part de la mienne qui venait de la solitude.

Je la vis devenir coquette, je vis ses cheveux prendre une courbe, sa taille un mouvement, ses yeux une flamme, sa pâleur un mystère, et j’entendis sa voix évoluer vers une sonorité profonde et caressante. Dans la fréquentation des grands, chez M. Lampiel, j’avais appris à juger des visages de nos voisines, les écolières. Je ne fus pas long à penser que Gisèle, inscrite à une autre école, était plus agréable à voir que la plus belle de celles-là. Mes camarades dans les années suivantes m’enviaient de pouvoir si souvent approcher une fillette si jolie.

Elle ne me tournait cependant pas la tête et ni elle, ni moi ne tombâmes dans ce lyrisme partout écrit qui prélude à la plus agissante des adolescents. La moindre distance où nous vivions l’un de l’autre nous ménageait de recourir à celui-là comme elle nous préservait de celle-ci.


J’étais maintenant d’entiers après-midi dans le Tonnage [La Marine] ainsi qu’on disait dans ma ville. L’été, le jardin à étages, le porche, les communs de la cour, l’escalier, la case profonde offraient à toutes nos fantaisies leurs domaines aussi variés qu’eux. Une grande fille, Armande, quinze ans et belle, venait d’une rue voisine, où son père cordonnier avaient les Lubeau pour clients, se joindre à nos jeux. Lucien, d’une nature très droite, aimait sa compagnie comme celle d’un garçon et jouait avec elle à des jeux rudes et agiles. Plus méditatifs, c’est plutôt en filles que Gisèle et moi passions nos heures du jeudi. Nous fûmes ainsi amenés à former deux groupes assez distincts pour ne jamais nous gêner dans le choix de nos jeux mais assez inséparables pour ne point échapper à des influences réciproques.

L’hiver nous ne quittions pas le logis. Mais sa tante signifiait à Lucien qu’à son âge, le mauvais temps devait servir à se fortifier dans l’étude si le beau temps est dévolu à la santé du corps. Et le garçon, des heures durant, travaillait tout seul dans sa chambre. Au long de ces jours, Gisèle et moi, nous lisions, chacun pour notre part ou ensemble, nous faisions des courses dans le quartier, sortant ensemble pour rien, pour le journal du cousin Lubeau à l’épicerie, papeterie du coin, pour le seul plaisir de partit en courant tous les deux, de revenir en nous tenant par la main, de monter l’escalier quatre à quatre, ce qui réservait au premier arrivé la belle joie d’accueillir le suivant sur le vaste palier ainsi qu’on reçoit une visite chère, en l’embrassant très fort de deux bons baisers sur les joues.

La santé d’Aline Lubeau devenait inquiétante, son état, à mesure que passaient les mois, désespérait l’espoir. Dans son ample fauteuil réfugiée devant la perpétuelle amitié d’un feu de bûches, on la voyait lentement, du visage et du corps, s’amenuiser et s’alléger.

Dans la conversation de mes parents, son nom venait de plus en plus.

« Elle ne sera pas la première, de mon côté, remarquait maman.

– Je sais, disait mon père. Mais Nathalie jadis était pauvre ; la sœur de Lucia l’était moins. Seulement Paris c’est Paris, et on l’a ramenée ici trop tard. Tandis qu’elle, Aline, ils ont de l’argent, et on s’y est pris tout de suite.

– Tout de suite, disait maman rêveuse et les yeux fixes, son couteau de table à la main, tenu sur le bout par le manche, ce qui était de sa part un signe de grande perplexité, tout de suite… Il est vrai qu’elle fut toujours pâle.

– Ne vois pas si loin, reprenait papa que prenait sourdement une inquiétude. J’arriverais à penser que Gisèle, avec sa mine de papier mâché, comme tu dis…

– Oui, mais elle c’est un peu son âge… Qu’as-tu, André ? »

Je les regardais fixement, tour à tour, la bouche fermée sur une bouchée qui me gonflait la joue et que je laissais là. Gisèle… sa santé…

« Rien, maman, je n’ai rien… »

Les jours suivants, madame Aumony parla de « la poitrine ».

« Madame Lubeau me rappelle Mademoiselle de la Puye, dit-elle une fois, alors qu’elle revenait de lui porter un panier de framboises. Rien ne l’a guérie, même pas sa fortune. »

Il s’agissait de cette famille de haute noblesse et de belle intellectualité où elle avait servi, recommandée par les sœurs, à la sortie du pensionnat.

Moi, je ne voyais pas tellement malade la mère de Gisèle.

Elle allait et venait chez elle, si elle descendait jamais. Elle s’occupait parfois avec sa bonne à la cuisine. Elle s’y accoudait à la fenêtre, quand le soleil donnait. Sans doute, elle toussait beaucoup, mais papa lui-même, qui toussait aussi longtemps chaque matin et dix fois plus fort… et qui travaillait si rudement et qui se portait si bien.

Il était gai, mon père. Aline Lubeau, je le voyais bien, au contraire, était triste. Elle s’irritait pour un rien. Le pauvre Lucien ne pouvait pas fermer un dictionnaire trop fort que des imprécations dévalaient par la porte jusqu’à la table sombre où il penchait ses yeux. Justin Lubeau devait rendre compte de ses sorties minute par minute et sou par sou de ses dépenses. Les locataires étaient soumis à tous les tirs du redoutable observatoire. Pour du linge suspendu aux fenêtres ou une porte qui claquait, les remontrances les plus acerbes déferlaient contre leurs carreaux. De l’acrimonie aiguisa les rapports, amenant parfois une dure antipathie.

« Ça sent le sapin », cria un jour une femme dans une fenêtre ouverte, tandis que la pauvre Aline suffoquait dans une quinte.

Elle domina sa toux de toute son énergie, qui était grande, et lança :

« J’espère bien qu’on me mettra du chêne… »

Elle avait le don de répartie. Elle ne craignait pas la mort, en parlait depuis toujours sans peur comme sans forfanterie. Mais fort intelligente, dans ses méditations aiguisées de souffrance, elle ne pouvait pas ne pas y penser. Elle aimait les siens, plus loyalement que tendrement peut-être, mais beaucoup.

Un temps vint où elle n’arriva plus à supporter personne. Moi-même, que jamais elle n’avait brusqué et qui sous la vague crainte que j’en avais, l’aimais bien, je sentis son regard s’appuyer plus durement sur moi. Mais j’aimais presque mieux : il était devenu étrange d’une fixité de reflet. Maman me fit comprendre que de jouer près d’elle nous la fatiguions. Alors, ce fut Gisèle qui vint chez nous le jeudi, avec Lucien de temps en temps. Nos jeux ne changèrent point –la marelle, les osselets, la chaînette, le cache-cache– Paulette y remplaça Armande, Paulette, la nièce du père Rouvel, l’employé de l’octroi, l’homme aux oiseaux, dont les cages m’attiraient toujours.

Paulette, grand et faite déjà, n’étais pas très belle sous ses cheveux filasses, mais elle était toujours à rire et Lucien dans sa jeunesse triste n’avait jamais trouvé personne qui le prît assez au sérieux pour comprendre qu’il lui manquait de rire. Paulette le sentit. Je la revois toujours mordant dans une tartine que du fromage couvrait épais comme la mince tartine de pain. Elle riait jusqu’aux yeux, ses dents larges disparaissant sous une pâte de mie et de crème qu’elle avait laissée en place, là, re rire. Et de tordre son corps, de pencher la tête en arrière, de renverser ses cheveux, de se prendre les mains l’une dans l’autre. Alors Lucien lui répondait, de son rire immense, en cascade, où toutes les voyelles successivement avaient leur flot : il s’appuyait contre un arbre, qu’il enlaçait pour ne pas tomber de rire, s’y soutenait de la tête et des mains, le reste du corps en transe. Si bien que Gisèle et moi n’évitions pas la contagion. Et nous riions en nous soutenant.

Lucien ne connaissait que chez nous ces belles fêtes : car papa, mon oncle Rodolphe, madame Aumony les offraient tour à tour à sa grise existence.

Nous les reconduisions parfois maman et moi, chez eux, Gisèle et Lucien. L’été nous dînions de bonne heure et nous arrivions au Tonnage qu’il faisait encore jour. Nous trouvions Aline Lubeau dans son éternel fauteuil et, sauf s’il faisait très chaud et que la fenêtre fût ouverte, devant un feu de bûches toutefois moins flambant qu’en hiver. Plus près de la fenêtre, son lorgnon sur le nez en bataille, attentive, Justin lisait quelque journal nationaliste, car dans l’affaire Dreyfus il avait pris parti. Nous restions là quelque temps à nous entretenir tous au nom du jardin, des fruits et des légumes, des travaux de l’école et de nos parents de Lorraine, forêt généalogique où je me sentais perdu dès la lisière franchie.

Aline parlait d’une voix brève, qui s’accordait à son regard sévère, plus vif dans les joues émaciées, et elle avait une petite toux sèche et fréquente, obstinée à débarrasser sa gorge et qui pourtant jamais ne baissait sa voix claire. À d’autres instants la prenait une quinte grasse où l’on sentait rouler des sécrétions confuses. Soudain tout cela remontant à sa bouche, elle crachait d’abord à plein mouchoir puis, la frêle étoffe réduite à l’état d’éponge, directement dans une cuvette claire et saupoudrée de sublimé. Après elle n’en pouvait plus, renversait son visage aux lignes pures sur le dossier de son fauteuil, et sa tête noyée alors dans ses beaux cheveux noirs semblait émerger de la nuit. Le jour dans sa chambre avait déjà quitté les angles et les fenêtres s’estompaient, la malade haletait. Sa pâleur était extrême. Justin passait sous les narines affolées un flacon d’éther cependant que maman revenait de la cuisine avec une serviette alourdie d’eau fraîche dont avec douceur elle humectait longuement les tempes puis les lèvres de l’émouvante Aline.

Il y eut des hauts et des bas. La confiance une ou deux fois revint dans la maison, l’excellent docteur Dreuze s’y attardait le plus possible mais papa nous rappelait que déjà c’était ainsi pour ma tante Madeleine. À d’autres instants la malade se sentait fourbue. La nervosité redevenait excessive. Elles s’intéressait fébrilement à tout, comme dans la crainte de ne pouvoir finir ses phrases. Elle voulait que derrière elle la vie ne se poursuivît que selon l’ordre et la clarté. Elle ne cessait de morigéner les enfants, d’arrêter son mari des dangers de l’avenir, d’établir les projets de leur existence future. Un jour que seule Gisèle était venu chez nous, la tête baissée, dans l’attitude de la contrition la plus entière, devant sa tante déchaînée ; elle avait pu ce jour-là aller à sa fenêtre et l’avait vu dans la rue qui parlait à Armande : d’un seul coup elle avait pris la jeune fille en aversion, pour des raisons que j’ignorais. Il arrivait aussi qu’elle s’en prenait à son mari pour des questions d’obligations et elle restait avisée, attentive, pensant à tout, à tous, mais elle se faisait beaucoup de mal à force de vouloir faire du bien.

L’hiver revint. Nos visites furent plus nombreuses, sans doute parce que la maladie s’aggravait. Mon père même venait parfois. Aline disait qu’avec lui on pouvait voyager sans partir. Souvent, à huit heures le soir quand nous arrivions, nous la trouvions dans son lit, le visage presque reposé, dirigeant de là sa maison, ainsi que de sa chaire un maître anime sa classe. Mais en temps vint où à dix heures du soir, elle était encore dans son fauteuil, devant une flambée, les jambes glacées sous des couvertures toujours plus épaisses et le visage en sueur sous l’éther qu’y promenait sans cesse et tout doucement Justin. La cuvette était toujours là, mais on la vidait après chaque crise pour que la malade ne vit pas qu’il y flottait un peu de rouge.

Un nouvel espoir au printemps mit dans ce calvaire un répit qui parut vouloir durer. Aline à nouveau circula dans sa maison. Un jour au moment de se lever, elle eut un geste de panique vers la cuvette qui demeurait en permanence sur la table de nuit, et l’ayant saisie à pleines mains, elle la remplit de sang, c’était l’hémoptysie. Les mains fines lâchèrent le récipient d’émail qui roula sur le parquet. Au bruit, Justin et la bonne accoururent. Il n’y avait plus rien à tenter.

La pauvre fille accourut en premier chez nous. Elle criait et pleurait. J’étais à jouer dans le jardin avec un de nos chats : ce fut dans mon enfant une page à la Bossuet.

Nous reprîmes quelques jour après le chemin du cimetière : cette fois ce fut les tour des Labour d’être là.