Lettre

De : Marguerite Beslais, à Cahors

À : ses parents à Paris

Date : inconnue

Ma mémé adorée, mon peya aimé, mon papa maman que j’aime tant,

Ce matin j’ai trouvé une lettre de Rylouis qu’un facteur avait dû apporter hier. Une lettre très mignonne que j’ai relue au moins vingt fois depuis que je l’ai. Je suis bien heureuse.

Il m’arrive cette chose affreuse que je mange trop. Beaucoup trop. Le matin bol de lait pur avec une tasse de café, et tartines en abondance (beurre et miel). À midi, copieux repas au lycée (aujourd’hui soupe avec des pâtes, melon, gigot, purée de poix cassés, chausson aux pommes, le tout délicieux et en abondance, très bien préparé. Arrosé du vin rouge de Mme Niel dont je me sers en abondance puisque j’ai ma bouteille pour moi toute seule au lycée) après je suis montée chez Mme Monner qui m’avait dit de monter et j’ai remis ça (2 morceaux de tartes, de la crème au chocolat, du vin rouge). J’arrive chez Mme Niel qui voulait me faire cuire une côtelette. J’ai refusé, je ne peux plus, surtout que cette après-midi j’ai invité Paulette Castet, avec qui je vais remanger. Hier j’ai mangé chez Mme Niel, aujourd’hui aussi. Je vais devenir énorme, et avec ça je dors comme une cloche et ne fiche rien de la journée que d’aller chez les uns et chez les autres, de bavarder ici et là, de prendre des cafés. Je ne m’aperçois pas du tout de mes rares heures de cours. Ce matin je suis passée chez les Gérard, très gentils comme d’habitude. Ils n’ont encore rien trouvé pour se loger. Ils ont l’air plus gai. Je ne sais pas si Rylouis vous a dit pourquoi Cart a été si gentil pour lui. En réalité j’ai compris d’après sa lettre qu’il avait sur son devoir de français d’agreg une fiche très élogieuse. Je suis bien fière de mon Monsieur.

Bientôt je serai près de vous. Je vous adore très fort. Que ma mémé se repose bien, que peya ne se tourmente pas. L’année prochaine ma collègue de 6e - 5e veut faire prendre ici le Maquet Beslais, dont elle dit un bien fou (ça me pose). J’ai un père connu partout : «Est-ce vous la fille des livres de latin ?». Quelle paternité ! Au lycée de filles on m’a déjà mariée. On savait sans doute vaguement que j’étais fiancée avec un professeur. En tout cas, une petite a annoncé hier à la petite Niel, qui est la discrétion même et qui n’a pas pipé, que j’allais me marier avec un jeune professeur actuellement au lycée, grand, blond, avec des lunettes. Et pourtant tu peux imaginer que je ne me suis promenée avec aucun homme à Cahors. Voilà. Cela prouve la discrétion des petits Niel, et que dans les petites villes, les nouvelles ne vont pas si vite que je croyais. J’ai raconté cela pour m’amuser à Gérard, qui m’a dit que le seul professeur répondant à la définition est déjà marié. Gérard dit que l’atmosphère du lycée de garçons est très sympathique, beaucoup plus «de gauche» que le lycée de filles, «socialiste» dans l’ensemble et pas clérical (je me suis aperçue que Gérard «pensait bien», socialiste et sans doute pas clérical, ce qui m’a étonnée). Rylouis sera l’aristo du lycée. Je vais sans doute me mettre du syndicat CGT, ce qui régularisera ma situation et me fera sans doute des amis sympathiques. Je demanderai conseil à monsieur, que j’aime beaucoup.

Mon papa maman adoré, je pense à vous constamment. Je vous aime très fort, j’ai très hâte de vous embrasser. À bientôt. Je vous embrasse de tout mon cœur des milliers de fois tous deux. Embrassez bien Me Be pour moi. Elle est adorable.