Lettre

De : Madeleine Vérillotte, à Tours

À : Aristide Beslais, son mari au front

Date : 30 mai 1915

C’est dimanche, un bon dimanche plein de soleil. Jamais la Mimie n’a eu l’air d’un si beau bébé plein de santé, et se roulant sur mon lit en jetant des petits cris joyeux, elle a l’air de notre amour. Elle est saine, jolie comme lui : nous lui avons donné un corps à cet amour et si tu voyais comme il est joli, fort, sain !

Pour mon dimanche, j’ai relu des poésies de Victor Hugo, j’ai pleuré sur la Tristesse d’Olympie et sur bien d’autres, car j’en suis à ce point que toute phrase d’amour me fend le cœur. Quand je pense à toi d’une façon trop forte, trop vivante, quand un détail de toi que j’évoque te fait surgir devant moi d’une façon trop nette et rend trop présente notre vie passée, ma tête se trouble, mon énergie s’abat, et j’ai l’impression d’avoir tous les muscles paralysés. On dirait que j’ai reçu un coup de massue. Tous mes nerfs sont sous le coup d’une pensée trop forte qui m’absorbe trop : je voudrais me coucher, m’anéantir dans la pensée de toi.

Ainsi, cette nuit, comme je ne dormais pas, je t’ai vu nettement devant moi, ton lorgnon quitté. Quand tu le quittes, tes yeux apparaissent sombres, doux, et je les ai vus, tout près de moi, tels que je les voyais dans notre grand lit, et j’en ai ressenti un grand trouble.

Comme c’est long, cette séparation ! Dix mois ! Et une fin encore pas proche ! j’ai peut que tu ne sois malade, par ces temps incertains, changeants. Prends soin de toi, mon petit papa, prends soin de toi comme tu prendrais soin de nous deux, de Mimie et de moi.

On a toujours peur que tu passes adjudant. Est-ce que tu pourrais refuser ce grade, le cas échéant ? Il faut me dire la vérité. Il faut me dire aussi si vous pourriez aller aux Dardanelles [note de Beslais : Notre départ n’étais pas envisagé pour les Dardanelles. Mais je devait être nommé sous-lieutenant le 14 juillet, le jour même où j’ai été blessé]. Tu sais bien que je n’ai pas un caractère très optimiste, ne crains pas de m’ôter des illusions.

Nous allons sortir. Je vais revêtir la Mite de ses beaux atours. Cette charmante jeune fille va être ravie, var maintenant elle sait parfaitement quand elle est bien habillée.

Au revoir, Mimi. Je t’embrasse fort, fort.

Madeleine.