Lettre

De : Madeleine Vérillotte, à Tours

À : Aristide Beslais, son mari au front

Date : 23 avril 1915

Mon chéri,

J’ai rencontré ce soir Mme Valade [directrice de l’école Rabelais, où les deux sœurs d’Aristide on été élèves]. Tu me demandais où j’ai fait sa connaissance : chez le boucher, il y a déjà longtemps, car j’étais encore enceinte. Son fils aîné est vétérinaire en Lorraine. Sa femme a eu le 21 décembre un bébé qu’il ne connaît pas, comme toi. Son second fils est dans l’artillerie en Argonne. Elle a bien regardé Marie [Marie-Madeleine] et, à son avis, elle ressemble à Noémie. Elle ne te connaît pas bien, pas assez pour dire qu’elle te ressemble, mais elle se souvient très bien de Noémie elle trouve que Noémie est un portrait frappant avec elle.

J’ai rencontré aussi Madame Németch, qui m’avait souvent dit de te souhaiter le bonjour. Elle a vu Marie. Justement comme elle la découvrait, notre petite fripouille s’est mise à rire. Alors ç’a été un concert d’exclamations. Elle trouve que Marie te ressemble d’une façon absolue, ainsi qu’à ta maman. On trouve qu’elle n’a rien de moi. J’ajoute, pour que tu aies une idée exacte de Marie, que son avis n’est pas partagé par tout le monde. En général, on trouve qu’elle a mes yeux, quoique plus sombres et plus enfoncés.

C’est l’avis de Madame Bouvier, par exemple. Mais pour le reste, les gens sont unanimes. Avant toute chose, je renie son air fripouille et ce rire qui lui fend la goule, et qu’elle a constamment sur les lèvres. Ce soit encore on m’en faisait la réflexion : elle est d’une gaieté rare, et je ne l’ai portée qu’en pleurant.

Mon pauvre petit homme, jamais je n’ai tant souffert de te savoir là-bas. Plus Marie devient intéressante, plus ton absence me pèse. Cette nuit j’ai rêvé que tu avais neuf jours de convalescence parce que tu étais fatigué, et tu étais venu, et je n’étais pas là. Je courais partout en criant pour t’appeler. J’ai souffert atrocement : c’est un de mes plus mauvais cauchemars.

Tu disais hier que civils et militaires s’habituaient à la guerre. Les militaires peut-être, certains civils. Mais au fond la population civile sent de plus en plus la tâche lourde. Pense, mon pauvre chéri, que la plupart des femmes doivent vivre avec 25 sous par jour. Certaines s’y résignent, et celles-là souffrent, et celles-là ne s’habituent pas à la guerre. Les autres ne sont pas intéressantes.

Si tu voyais par exemple cette pauvre Madame Valade ! En voilà une qui restera, de cette guerre, profondément atteinte. J’ai aussi, l’autre jour, été très frappée de la peine qu’il y a dans les campagnes. Tu sais bien toi-même combien la femme d’ouvrier, la plupart du temps frivole, coquette, se débarrasse volontairement, égoïstement, d’une vie triste. Elle veut vivre. À la campagne au contraire, les femmes sont constamment sous le poids de leurs peines, elles ne cherchent aucunement à s’étourdir, et leurs visages fermés, durs, portent en ce moment un deuil continuel. Il y a aussi une raison de plus : c’est que l’homme parti, la terre reste inerte. Plus de bras pour la travailler, et ce doit être une peine sans cette renouvelée.

Non, mon chéri, en général on ne s’habitue pas à la guerre. Peut-on s’habituer à voir savoir chaque jour en danger ? À force de soucis, de chagrins, on n’a plus de ressort, et, en me donnant des fortifiants l’autre jour, Chavaillon disait la vérité, en disant que la paix me remettrait mieux que tout.

Te revoir ! te revoir ! Se réveiller un beau matin et se dire : «Je vais le revoir aujourd’hui !» À cette idée-là j’ai envie d’enfoncer ma tête dans mes bras, de m’anéantir, et de pleurer, pleurer, jusqu’à ce que toutes mes pensées soient brouillées.

Te voir, toi. Dis, mon mari, je te vois bien en ce moment. Tu as maigri, tu as de pauvres vêtements usés. Je voudrais te déshabiller complètement, et te coucher, coucher ta chère figure sur un oreiller bien doux, et t’embrasser, te manger de petits baisers sur tout ton corps. Sais-tu comme je t’aime ? Sais-tu bien que je ne vis qu’avec toi, que je vis toutes tes peines. Mais je t’en supplie, chéri, aie du courage. Vivons nos deux pauvres vies de notre mieux. Personne ne songe plus à une seconde campagne d’hiver, et l’été ne sera pas interminable. Sois encore fort, quelque temps. Après tu te reposeras dans mes bras et tu pourras à loisir n’être plus qu’un tout petit enfant adoré que je réchaufferai de toute ma tendresse. Du courage, mon chéri, je t’aime. Mes parents t’embrassent bien fort.

Ta maman qui te chérit fort.

Madeleine.