Lettre

De : Madeleine Vérillotte, à Tours

À : Aristide Beslais, son mari au front

Date : 25 avril 1915

Dimanche pluvieux. On ne sort pas, et je t’écris, la Mimie assise sur mes genoux. Elle cherche à déchirer ma lettre et j’écris difficilement. Elle pousse ; il y a déjà un gros progrès dans la force de ses petites jambes, elle les avance, encore un peu péniblement, l’une devant l’autre. Elle marchera de bonne heure. Ainsi chaque jour nous apporte une joie nouvelle par elle. Si tu la voyais comme je la vois ! Ses petites joues rondes sont toutes froides, toutes rosées. Sur moi, elle ne s’arrête pas. Ses petits pieds bottés de laine blanche et cravatés de rubans roses sont agités d’un mouvement de va et vient permanent.

Avant-hier j’ai été chez Gabrielle qui m’a annoncé qu’elle la vaccinerait au commencement de mai. C’est un gros événement. Son fils a eu une grave rougeole ; il y a l’épidémie ici, chaque jour je tremble pour la Mimie.

Ton paquet n’a pas été perdu mais certainement confisqué, à cause de la petite bouteille d’eau-de-vie. Ils l’auront sentie et en auront profité pour tout manger. Je n’entends parler de rien et j’en suis heureuse, car si je réclame trop j’ai bien peur que la perte du paquet ne s’aggrave d’un procès.

Tu me dis que tu es allé à une dizaine de kilomètres du front, et ta lettre est timbrée de Châlons. Est-ce que vraiment je ne pourrais pas aller te voir ? Chaveau, lui, il avait demandé à sa femme d’aller le voir à Clermont-en-Argonne. Elle n’y est pas allée parce qu’elle avait peur d’attraper froid et qu’elle est une grosse poire. Mais moi j’irais bien partout où tu me dirais d’aller, surtout d’ici un mois par exemple, quand la maison sera vraiment douce et que la Mimite ne pourra plus du tout attraper froid.

Je viens de lire le journal. Je ne sais pas à quel point les journaux te dégoûtent mais je sais bien qu’ils ne peuvent pas te dégoûter autant que moi. À part l’Humanité, et encore dans sa partie agressive, ils sont tous horripilants. Avec la guerre, le Matin s’est perfectionné dans l’ânerie. C’est l’apothéose de la dégoûtation. Je ne peux plus le lire du tout. Hier madame Valade me disait (sans du reste que je lui dise mon opinion là-dessus, car, de ce moment, on doit avoir la bouche cadenassée) : «Nos journaux ne sont plus lisibles que par des paysans». Je crois qu’un paysan qui a du bon sens ne peut pas les avaler. Pourquoi tant de détours ! La victoire est en bonne voie mais elle est rude à obtenir. Pourquoi ne pas nous le dire ? Est-ce pour nous amoindrir le mérite de ces pauvres «poilus» qui, paraît-il, jouent au jeux de mots (oh oui !) et qui d’une tranchée à l’autre se demandent : «Le Communiqué est… ?» Réponse : «officiel». «L’attaque est… ?» Réponse «brusquée». Si le «poilu» se trompe il est à l’amende.

Pourquoi de temps en temps n’envoyez-vous pas une lettre à ces veaux-là, des veaux embusqués. Car à qui fera-t-on croire que tous ces gens-là sont des quinquagénaires ?

Et puis tout le monde me dégoûte. Pourquoi Réjane a-t-elle bien pu aller voir son fils sur le front (c’est à cette occasion que Célestin lui a cédé son lit) et qu’on nous le défend à nous ? Qu’on me le permette à moi, je promets de pondre un défenseur pour la patrie neuf mois après. Que Réjane en fasse autant !

Enfin c’est la comédie qui continue. Pourquoi crier ? Il fallait bien penser que la guerre ne changerait pas les hommes. Elle s’est contentée de tuer une partie de l’élite, et nous pouvons avoir la douce joie de nous dire que, les pieds sur une chaufferette, la canaille est indemne.

Tout cela ne vaut pas la Mimie. Rien ne vaut la Mimie, parce que rien ne vaut la Mimie, et que la Mimie, c’est toi. Elle est maintenant couchée, et me regarde écrire de ses grands yeux lumineux et naïfs. Elle suce son hochet. Sa tête, très bien faite, est énorme, très allongée derrière, crevante parce qu’elle évoque les gosses de Poulbot avec quatre cheveux dressés en l’air fleurant l’eau de Cologne, tandis que sur sa fontanelle, animée d’un mouvement régulier, fleurissent les croûtes de lait, signes indubitables de tétées trop abondantes. Je l’embrasse sur son petit nez tout rond.

Courage mon chéri, aie du courage ! Soigne-toi bien. Je t’aime, je t’aime. Tire au renard et soigne-toi. Des baisers.