Lettre

De : Madeleine Vérillotte, à Tours

À : Aristide Beslais, son mari au front

Date : 28 mai 1915

Mon cher petit Aristide,

J’ai reçu ce matin ta bonne lettre du 26. Tes lettres d’amour, mon chéri, tu n’imagines pas le bien qu’elles me font. Je sais bien que tu m’aimes, mais, vois-tu, c’est si bon de l’entendre dire. Cela me remplace un peu ta voix ; c’est comme des caresses lointaines. J’en ai tant besoin ! Mon pauvre petit mi, mon cher petit enfant, si tu savais comme j’éprouve souvent le besoin de t’avoir dans mes bras, de te bercer, de te caresser comme mon petit enfant, comme mon premier petit enfant. Je suis montée là haut hier. Dur pèlerinage ! j’ai revu tes petites affaires. Tout cela t’attend.

Mim, mon mari, te souviens-tu avec quel amour je te préparais toutes tes chères choses, le dimanche matin ? Il me semblait que chaque chose que je plais et que je mettais sur ta chaise (tu te souviens) c’était un peu de toi-même que je caressais, et que ton corps aurait l’empreinte de mes mains. Quand tu recevras ma lettre, il y aura dix mois que je ne t’aurai pas vu. Et pourtant je te vois, tous tes traits, tous tes gestes sont constamment devant moi. J’ai tes caresses sur tout mon corps, et je vis de souvenirs. Je crois bien que j’en vis, non seulement moralement, mais physiquement. Je ne me détraque pas trop à cette existence anormale de femme mariée sans mari, parce que souvent, j’ai des rêves très sensuels, comme je n’en ai jamais eu. Sans doute parce que je n’étais pas femme.

Je n’y pense pas trop le jour, mon amour s’exprimant plutôt par de la tendresse, une tendresse et une inquiétude toutes maternelles. Mais souvent la nuit je rêve que nous nous étreignons, d’une étreinte avortée, douloureuse comme tout ce qui est du rêve. Et le matin, j’ai bien honte d’avoir rêvé de telles choses. Mais j’ai été avec toi, et je suis heureuse.

Tu penses que je ne dis cela à personne, pas même à moi-même : je n’ose même plus y penser, quoique, au fond je m’excuse : est-ce que nous menons une vie normale ? est-ce que cette année gâchée en pleine jeunesse n’est pas à regretter ? Souvent quand je regarde Mimie, je me demande comment elle peut être comme elle est après ce que j’ai eu de peines et d’angoisse en la portant, et croirais-ty que je ne peux me faire bien à l’idée qu’elle est en bonne santé ! Sans cause, je me forge des inquiétudeq. Au moindre bobo, je vois des choses terribles, et c’est très heureux qu’elle ne soit pas maladive comme sont tant d’enfants, car je deviendrais folle.

Mais c’est une forte fille. Elle sera même très bien charpentée, elle a des reins larges, longs, et de bons mollets. Comme nervosité, il est forcé qu’elle soit nerveuse ; mais j’ai bon espoir que sa nervosité ne soit pas morbide, var elle dort très bien la nuit, et c’est bon signe. Mais, mon mimi, quand je la vois telle qu’elle est, un être humain qui va vivre, quelle souffrance s’étreint quand je pense que ce que j’ai souffert pendant ma grossesse aurait pu influencer sa santé, et la compromettre pour toute son existence.

Et maintenant que je l’ai connue, ils m’apparaissent misérables ceux qui font et élèvent des enfants sans souci autre que celui de leur égoïsme. Nous en aurons d’autres. Ils sont beaux les enfants nés d’un amour comme le nôtre et les caresses de leurs petites mains nous feront oublier notre peine. Aie bon espoir dans la vie, mon amour. Elle nous donnera notre revanche. Pense chaque minute que je t’aime de toutes mes forces et que toute ma vie est consacrée à ton bonheur.

Je t’aime, mon mari, mon amour. Des baisers sur tout toi.

Madeleine.