Lettre

De : Madeleine Vérillotte, à Paris

À : Marguerite Beslais, à Cahors

Date : 18 juin 1946

Mon chéri,

Je viens de téléphoner à Rylouis et nous avons pas mal ri ensemble car je lui ai raconté une démarche que je viens de faire rue Duret (parallèle à la rue Pergolèse).

Ce matin en effet Mme Decours me dit : il y a un vieux monsieur qui s’est asphyxié en face au 18, débrouillez-vous. Le 18 c’est la maison de Jo. Je charge Jo de la démarche comme c’est l’immeuble qu’il habite, il va voir la concierge qui lui apprend que la gouvernante du vieux monsieur ne peut rester dans l’appartement car elle a au 6e chambre et cuisine, et que d’autre part l’appartement allait exclusivement au nom du M. (le désespéré). Je m’habille donc sur mon 32 (avec l’augmentation du prix des vêtements, 31 est insuffisant) et je vais rue Duret, Jo m’a donné l’adresse du propriétaire. Je n’avais pas grand espoir mais ça n’a pas été du tout la catastrophe à laquelle je m’attendais.

D’abord je m’attendais à trouver une queue dans la rue. Or c’est moi qui ai appris à ce propriétaire le décès de son locataire. J’étais la première. Naturellement la sœur de la dame cherche un appartement et il y a de grandes chances qu’on lui donne celui-là. Elle est à Melun et son mari peut être appelé à faire des travaux à Paris. Mais c’est un appartement de 3 pièces et c’est petit pour une famille. D’autre part, très discrètement, j’ai dit que nous étions prêts à des sacrifices. 2° le petit garçon, qui était là et dont j’ai demandé des nouvelles de ses études (passionnant) est en 6e à Janson et connaît le bouquin de Bopère. Alors nous nous sommes quittées très bien. J’ai laissé la carte de ton père dont je m’étais munie et j’ai nettement l’impression que si pour une raison ou pour une autre, l’appartement ne va pas à la sœur, nous avons des chances et je ne suis pas mécontente de cette démarche comico-macabre.

Naturellement, je t’aime et j’aurais pu pour visiter l’appartement demander à contempler une dernière fois les traits majestueux de mon vieil ami mais j’ai horreur des macchabée et je ne t’ai pas fait ce fait ce sacrifice.

Cette démarche a enchanté Rylouis. Lulu m’a dit que ce petit appartement était très bien. Les fenêtres donnent sur la rue Bayer et aussi sur les jardins des sœurs. Mais si nous ne devons pas nous bercer de vains espoirs et nous endormir, nous devons nous rendre à l’évidence : il y a des locataires qui malgré cet état si avantageux de locataires, meurent et laissent leur place, et cette constatation doit nous laisser une lueur d’optimisme.

Ce matin une lettre très douloureuse de Valentine. Elle écrit à l’insu de ses enfants. Ils ne gagnent par leur vie. Ils sont à sa charge et elle ne veut pas qu’ils suivent les cours de librairie pendant 2 ans. Elle demande à ton père de leur trouver une situation. Or, à l’heure actuelle, tout est pris, même les plus petites places. Je ne sais ce que tout cela va devenir. Je te laisse à prévoir ce que peuvent être des randonnées de 80 km sous la pluie sans vendre un bouquin. Il s’y tuent. De ce moment, ils vont à Nantes et Valentine en a profité pour nous écrire. S’ils connaissaient cette lettre, ils seraient bien malheureux. Que je suis contente que vous ayez tous des situations. Le reste s’arrangera toujours, devrions-nous mettre un exemplaire de Schopenhauer chez chaque concierge pour être consulté par les locataires.

Bonnes nouvelles de Soissons. Pierre est plain de vitalité. Julien aussi et va à l’école. M. Malo a écrit aux ours une lettre très aimable et ils vont passer la journée de jeudi à Chantilly.

Voilà mon amour, tu dois suer sur tes copies de bac. C’est bientôt la fin.

Je t’aime et t’embrasse de toute ma tendresse.

Mémé