Lettre

De : Henry-Louis Baratin, à Auxerre

À : Marguerite Beslais, à Paris

Date : 25 juillet 1944

Ma chère petite Guite,

Les jours s’écoulent sans votre présence mais avec de doux souvenirs. Et à notre heure quotidienne, aujourd’hui, il m’a bien semblé que vous êtes venue vous blottir contre mon épaule avec votre tendre sourire et les yeux que je vous ai vus une après-midi chez vous. Voilà de quoi je peux vivre, de réminiscences devant lesquelles mon âme s’éclaire. Je lis et relis aussi vos écrits et j’admire comment vous réussissez à faire passer en des mots toutes sortes de choses que je n’arrive même pas à exprimer en paroles. Souvent ainsi j’ai craint de vous apparaître terne et sot puisqu’aussi bien, je n’ai pu traduire en des mots des sentiments qui sont en moi, mais dont je n’ai peut-être pas paru avoir une conscience pleine. Pardonnez-moi cela, actuellement je ressens un vide immense, ce gouffre amer qui s’est montré devant moi jeudi dernier quand j’appris le départ.

Je dois vous paraître aussi parfois un être futile et léger qui attache à l’extérieur des choses et des gens une importance assez grande. Vous m’avez dit un jour à propos de vers que seul le fond compte. J’ai médité là-dessus, et c’est plus fort que moi, l’apparence vaut beaucoup à mes yeux. L’habit fait le moine, il en est ainsi dans la société normale, et j’attache du poids à la vox populi ; c’est du bourgeoisisme, je pense…

J’ai reçu hier une lettre recommandée de votre maman avec les tickets et l’argent. Je me suis fait «chiner» (employez-vous ce terme qui signifie railler ?) de vous avoir donné des morceaux de biscottes alors que madame Baratin [il parle de sa mère] avait trié avec soin les biscottes entières, laissant les morceaux pour quelqu’un d’autre.

Et j’en viens à quelques anecdotes d’ici, qui vous feront participer un peu à la vie qui est la mienne en ce moment. Vous, de votre côté, racontez-moi comment se passent vos journées, ce que vous ont raconté vos neveux (le pluriel semble de trop). Mon Gros-Père, c’est-à-dire mon chat, était fort maigri, il nous a très bien reconnus et un ronron sonore marqua notre arrivée. Maman procède pour le moment à sa sur-alimentation : lait, beurre, foie de lapin, haricots verts, ce gros porc avale tout avec satisfaction et par la suite fait une toilette minutieuse avant de s’endormir voluptueusement.

Comme je vous l’ai dit, quelques bombes ont chu au milieu de la ville, dans la rue «chic» par exemple. D’où une certaine propension de la population civile à se ruer dans les abris en cas d’alerte. Il y en eut deux cette nuit pour marquer un raid Angleterre-Stuttgart aller-retour : ce fut une folie, la cousine Ursule appelant sa belle-sœur Elisa pour descendre à la cave. Ils dirent tous un tel bruit qu’ils me réveillèrent. Je m’habituerai je pense. J’oubliais de nous dire que nous avons l’eau courante dans notre bonne ville, oh, pas toute la journée bien sûr, mais tout de même de 11h à 14h. Ce qui est un sérieux progrès. Que voulez-vous, nous sommes au XXe siècle. Quant à l’électricité, il y en a presque tout le temps, sauf la nuit bien entendu [ici j’exagère un peu, il y eut une panne hier soir seulement].

J’ai reçu ce matin une carte à vous destinée que je vous réexpédie, vous en ferez prendre connaissance à notre ami malin. J’espère que vous allez à nos réunions maïeutiques, si toutefois vous étiez de retour hier après-midi. Parlez-moi aussi des tapirs ; que pensez-vous des grands gars ? Enfin racontez-moi beaucoup de choses de vous que je vous sente aller et venir dans votre Paris où bientôt vous serez libre. Nous suivrons ici constamment les nouvelles qui sont excellentes, à part ces vieilles crapules d’Asiatiques qui suivent leur politique. Je pense en ce moment à leur attitude vis-à-vis de la Pologne. Enfin ils auront été saignés singulièrement et cela portera ses fruits peut-être.

Je vous quitte pour ce soir ; tout à l’heure avant de m’endormir, j’évoquerai encore des souvenirs heureux, ma douce enfant que j’aime dans mes bras au milieu de votre salon. Et une phrase de vous me revient : «je suis fière de ma jeunesse» avez-vous écrit un jour. Certes, jeune et belle, je vous vois tout près de moi, tout contre moi, et j’embrasse doucement votre tempe.

Mes respects à vos parents.

Rylouis