Lettre

De : Henry-Louis Baratin, à Auxerre

À : Marguerite Beslais, à Paris

Date : 27 septembre 1945

Ma toute belle,

Je n’ai pas eu le temps tout à l’heure de vous écrire longuement, je reprends donc notre intimité au coin du feu de cheminée allumé cet après-midi. Ma chère petit Ève, si «Ève», et toujours comme la première, armée de cette pomme dont la présence en mon gosier vous étonna un jour. Je ne sais si j’irai à Paris avant votre départ pour Cahors, pauvre gros chou qui allez là-bas seule pour le moment. Comme je vous le disais, je ne peux y aller qu’avec une nomination en poche ; or l’aurai-je ? nous n’en savons rien. Desjardins croyait aussi, voilà quelque temps, me réserver un porte à Niort, il a été impuissant là. Saviez-vous alors quelle était la situation et en ce cas me l’aviez-vous cachée ? Aujourd’hui je suis sceptique. J’attendrai donc. Si le destin vous fait aller là-bas et me laisse le bec dans l’eau, c’est qu’il ne nous veut pas réunir, puisque vous avez tout fait vous, pour cela.

Je reviens sur ma répugnance pour Cahors ; elle n’est peut-être par toute dirigée contre la ville, le bled pour mieux dire, que contre ce fait que la décision a été tellement extérieure à moi, j’essaie de voir clair en moi sans pouvoir bien y parvenir. Vous m’avez lancé la nouvelle brusquement après m’avoir écrit des lettres où vous me disiez que vous passiez le plus clair de votre temps à faire des crèmes pour vos gamins et à corriger des copies. Alors d’un seul coup j’ai vu un avenir où vous me cacheriez des choses, où même vous me mentiriez sous prétexte de m’éviter des soucis. Mon cher petit, je vous dis cela en toute franchise parce que je ne conçois pas que deux êtres qui s’aiment puissent se cacher leurs pensées et ce qu’ils savent l’un ou l’autre. Évidemment vous allez être peinée de ce que je vous écris, mais songez combien il serait mal de penser ces choses sans que je vous les dise.

Et puis j’ai pensé à ma tante Thérèse qui se vantait de faire faire tout ce qu’elle voulait à mon oncle en lui présentant les choses de telle ou telle façon. Or la manière de nomination du ministère ou du rectorat, par mon intermédiaire me semble un échafaudage peu clair. De tout cela résulte mon gros gamin joli, qu’il faut être franche et nette avec moi ; sinon vous le voyez je n’écoute plus guère vos paroles pressées, rapides comme des notes de musique pour ne plus penser qu’à des rapprochements saugrenus peut-être avec des ménages qui marchent cahin-caha. Or ce n’est pas cela que nous voulons ni l’un ni l’autre. Plutôt, vous, bonne sœur et moi corsaire comme vous me le disiez (pour la première partie du moins, je complète la seconde). C’est ce soir assez calme du reste mais bien triste que je médite.

Je vous aime, mon doux trésor, ma petite fille si lointaine ces deux jours-ci avec une voix qui tremblait vouloir battre des records de vitesse. Vous n’étiez plus à moi, vous étiez loin, si loin. Oh j’ai eu bien de la peine et je sais, à côté de cela, que nous avez eu bien du mal à établir une possibilité de poste double. Et après la réaction qui fut la mienne, les tempêtes invoquant Dieu le père et autres divinités et la mauvaise humeur que j’ai manifestée depuis hier, je me rends compte des transes dans lesquelles vous-mêmes avez dû vous trouver. Mon pauvre gros gamin chéri, je vous aime beaucoup et j’ai dû vous paraître détestable au téléphone. Je suis tel et je suis bien vieux peut-être pour changer ; nous adapterons-nous dans la vie courante, dans toutes ces embûches, ces traquenards quotidiens si irritants parfois ; est-ce que je ne vous semblerait pas un poids lourd encombrant avec mon air buté et maussade ? Oh ma douce belle grande fille, il nous aurait fallu cinq ans de moins pour nous adapter sans heurt pénible.

En résumé vous partez pour Cahors quoi qu’il arrive. J’attendrai une nomination pour le lycée et à ce moment je partirai si… vous n’êtes par entrée au couvent, gros bétassou, et si je ne suis pas parti aux antipodes, dégoûté de tout. La question est de savoir ce qui arriverait au cas où, vous partie, on nous annonce en branlant les bras qu’on regrette beaucoup mais qu’il n’y a pas de poste pour moi. Nous verrons cela, ma belle amie chère. Et je voudrais abandonner ce sujet détestable pour vous dire que je vous aime quoi qu’il arrive et que c’est vous qui avez fait naître en moi de sentiment si doux et la tendresse de tout mon être que j’ai pour vous. Je vous aime mon amie douce et je souhaite de tout cœur que l’avenir nous réunisse pour longtemps. Je ferai en sorte d’être le moins désagréable possible et vous, vous me direz toujours la vérité sans me rien cacher.

Adieu mon doux trésor, le vous embrasse bien tendrement.

Rylouis

J’ai envoyé hier soir «la simple formalité» dont vous m’avez parlé, sans en rien dire ici car il est aisé de voir que cette nomination par le ministère était du vent. Mais je ne saisis pas pourquoi vous m’en avez parlé, je ne suis pas un bébé qu’on appâte avec une tartine de confiture virtuelle. Il ne faudra plus me mentir ma douce amie. La chose ne me fâche pas puisque je t’aime tant, mais elle me peine beaucoup.

Je vous aime ma petite Guiguite.