Lettre

De : Henry-Louis Baratin, à Paris

À : Marguerite Beslais, à Cahors

Date : 9 décembre 1945

Mon joli gamin,

Je suis bien inquiet de votre santé, ma tout belle. Votre lettre de jeudi laisse percer que vous êtes sérieusement grippée. Il faut voir un médecin, ma grande fille, si cela n’est pas passé maintenant et surtout après ce voyage à Toulouse c’est sot de laisser persister une toux comme cela. Et puis à parler en classe, la gorge se fatigue et voyez, vous ne pouviez pas parler à certains moments. Il faut vous mettre dans l’idée que ce métier est très fatigant surtout des organes de la gorge ; et, étant donné votre voix d’un ton élevé, vous avez le passage des cordes vocales assez étroit, donc vous fatiguez plus que moi par exemple. Excusez ces conclusions anatomiques. Mais soignez-vous. Soignez ma fiancée, si vous vous moquez de vous-même.

Je vous aime tant ma belle poupée, que je voudrais que vous ne soyez pas ainsi malade. Vous avez remarqué que ce mal de gorge est venu après vous étiez fatiguée, est-ce que cela a une relation ? Peut-être. Il faudrait en parler au docteur si vous alliez le voir et si vous pensez que cela a du rapport. Je t’aime, ma grande amie tout à moi.

Vos grand yeux foncés me regardent tout le temps et je peux ainsi les admirer amoureusement. Vos gros et épais sourcils noirs horizontaux les cernent de manière volontaire et nette, ce ne sont pas des sourcils misérables qu’on a pleuré pour avoir, ce sont des vrais sourcils bien à vous et bien beaux. J’admire aussi votre nez qui est terriblement coquin et qui fait que vous êtes une plaisantine fille, mademoiselle. Surtout quand vos yeux, en se plissant, sont parcourus comme par un frisson étrange. À ce moment vous êtes très coquine et j’ai grande envie de vous embrasser toute entière. Je t’aime mon bel ange si joli, si tiède, si frais aussi et si doux. Ma belle âme si pure je vous admire fort de votre douceur  et de votre gentillesse, je t’aime.

Mademoiselle, évidemment, étant donné qu’il fait froid, on ne peut réclamer que vous changiez de robe tous les jours. Encore faudrait-il modifier tous les jours un détail de votre toilette mais surtout ne soyez pas toujours semblable à vous-même. C’est mal pour un homme, à plus forte raison pour une femme et surtout pour une si belle fille comme vous. Mademoiselle que j’aime, les élèves ne doivent pas savoir comment aujourd’hui vous serez, il doit y avoir un moment, quelques secondes où, quand vous entrez en classe ou quand vous enlevez votre manteau, les yeux de l’assemblée vous détaillent «tiens elle a mis telle chose aujourd’hui», «elle n’avait pas cela hier», ou «elle a ôté tel détail» etc. C’est une prise de contact qui fixe l’attention sur vous et qui ne laisse pas disperser les yeux et l’esprit ailleurs. Très sensible chez les garçons cela doit l’être encore plus chez les filles. Et je vous en donnerai deux exemples. À Louis-le-Grand, un professeur était «un vieux c…», «il est toujours nippé avec ses habits d’avant-guerre». Par contre  Cart «ça c’est un type, il est très élégant, ça fait au moins cinq costumes qu’il met depuis la rentrée». Alors je suppose que chez les filles…, à en connaître une qui se prétend simple et qui passe son temps à se faire des mimes dans la glace dans des costumes habillés ou «légers»… monstre adoré que je voudrais vous tenir dans mes bras, toute serrée contre mon corps.

Ma petite fille, hier après-midi, j’étais seul et j’ai fait un long examen de conscience pour voir de quel côté je devais m’orienter. Le résultat n’est pas bon. En effet, si je dispose d’une culture générale relative et cuistre, je ne sais rien d’utile et ne peux me présenter en fait nulle part où on demande du rendement immédiat. Il faut donc que je trouve un coin où on accepte que je fasse un apprentissage aux frais du patron ou de la princesse. Ou alors il faut que je fasse un apprentissage. Mais de quoi ? C’est là la question. Quant à ce que vous me dites, l’agrégation, j’ai bien réfléchi encore là-dessus : j’ai lu le Banquet (émaillé de passages très olé olé, voire même indécents) et j’ai essayé souvent de traduire le grec sans connaître la traduction. Minable. Supposons donc qu’avec un travail acharné j’arrive à l’écrit, les deux zéros d’improvisées me remettraient dans les collés avec prestesse. Non il ne faut pas viser si haut avec les moyens intellectuels dont je dispose. Et par moyens intellectuels, je parle aussi bien de l’intelligence proprement dite (que je connais ma chérie et qui est incapable de saisir l’abstraction) que du courage intellectuel qui est à peu près nul en moi. Je lis actuellement le compte-rendu du stage des professeurs de 6es nouvelles à propos de l’orientation des enfants. Et je me pose cette question pour moi. Où aurait-il fallu m’envoyer. D’où vient cette incapacité à faire quoi que ce soit. À me juger impartialement et comme un étranger, je suis dérouté et j’opine du bonnet avec ma moue qui ne dit rien qui vaille. Vous vous êtres drôlement embarquée ma chérie. Il m’aurait sans doute fallu un métier de fainéant, militaire par exemple. J’aurais eu de la dorure, du faste, du clinquant, j’aurais bluffé comme un paon «belle tête mais de cervelle… peu» Enfin nous verrons, je recommencerai ma chasse aux places quand je serai sur pied, j’espère que cela ne tardera pas.

Mon donc chéri je vous aime beaucoup. Je vous écris de mon lit pour que ma lettre parte à midi. Peut-être l’aurez-vous lundi ou mardi. Je vous aime très fort et désire tant vous avoir près de moi. Dans 14 jours vous serez là. Si je suis sur pied, ma mère sera à Auxerre et nous serons un peu chez nous ici mon ami adorée. Je vous aime, j’aime toutes vos qualités que je me remémore en étant très fier d’être aimé de vous. J’aime aussi votre beau corps si grassouillet, si mat et si doux. Je t’aime tout entière ma toute belle,  J’espère que vos parents vont tous bien, vous ne m’en parlez pas. Je t’aime, soigne-toi bien.

Rylouis